Ruth Francken, Berlin 1964 Ruth Francken
 
THE STORY OF RUTH
WORKS
LINKS

Ma belle Ruth,

On ne sait jamais très bien qui sont les gens, même ses amis proches , mais toi je le sais : tu es une invention de Schnitzler, revue par Lubitsch. C'est normal. Dans Vienne où tu as été élevée, quarante ans avant ton arrivée, un petit garçon qui s'appelait Ludwig Wittgenstein était dans la même classe qu'un autre petit garçon du même âge qui s'appelait Adolf Hitler. C'était, si l'on peut dire, la ville la plus talentueuse du monde. Tu en étais très fière, et si je parle de ces deux personnages c'est qu'ils ont joué , pour ton malheur et ton bonheur, un rôle dans ta vie. Mais il y en avait un troisième, viennois lui aussi, qui t'avait inventée avant même que tu sois conçue, et à qui Lubitsch t'a empruntée. C'était Schnitzler, et tu as été une de leurs tendres créatures, en proie à une société pleine d'interdits redoutables et de pères tout-puissants, dans laquelle une petite fille, pour ne pas en être brisée, n'avait d'autre solution que de se cacher derrière son charme. Et du charme tu en avais ... La façon dont tu as échappé involontairement à la mesquinerie du commerce et aux horreurs de la guerre grâce au baiser volé sur tes lèvres par un commis de boutique éperdu d'amour aurait en tout cas sûrement ravi Lubitsch. Il en aurait fait un film. Et il aurait même été capable d'inventer la, j'allais dire célèbre, réprimande de ton père : «  ma petite fille, ce que tu as fait est aussi grave que d'avoir volé mon portefeuille dans ma poche », réplique qui a dû faire tinter triomphalement les oreilles de Freud – toujours à Vienne à cette époque. Et tout ça à cause de ton charme, auquel tu ajoutais, quand tu voulais vraiment quelque chose, cette terrible obstination toute en douceur qui est à la fois celle des survivants et des petites filles trop gâtées – mais est-ce que toutes les petites filles ne sont pas aussi des sortes de survivants ? – pour qui il est inconcevable qu'on puisse leur refuser ce qu'elles demandent. Avec ces armes tu as construit une œuvre étonnante parce que le désir sans calcul était son seul moteur. Mais c'est encore là que ton charme intervient. Tu en avais trop. Tu étais trop douce, en apparence, trop sensuelle, trop gracieuse, bref trop féminine pour que les experts admettent ce qu'ils avaient sous les yeux : la force, l'intensité, voire la violence sous-tendant tranquillement toutes tes formes, dans tes peintures convulsées, tes machines discrètement funèbres, tes objets trop lisses ou ces visages reconstruits comme des agrandissements de la fisssure de l'être. Tu exhibais des qualités réservées aux hommes. Il y a beaucoup de têtes de mort dissimulées dans ton œuvre, ce qui lui enlève ce qu'on attendait de toi : le charme précisément. Tu as donc eu la reconnaissance de tes pairs, et pas des moindres, mais pas le succès public qui aurait dû être le tien. Dois-je te rappeler que ce fut le cas de Delacroix, Cézanne, Van Gogh et quelques autres ? De toute façon, dans notre génération, l'envahissement des esprits par la frivolité boutiquière a été trop rapide pour permettre à des gens devenus trop pressés, de prendre la vraie dimension d'un talent comme le tien. La monumentalité a soudain passé de mode, comme tout ce qui s'inscrit dans le temps. Or la monumentalité était en toi comme elle l'a toujours été chez les grands civilisés. Mais il y a une logique là-dedans : tu disparais en même temps que la civilisation. Et tant mieux pour toi : quand on a, comme tu l'avais, le goût de se mesurer à l'éternité on ne peut s'accommoder de vivoter dans l'instant. Là où tu es l'espace est à ta mesure, ma belle Ruth, profites-en et, comme tu n'as rien perdu de ton charme, je te fais confiance : même là-haut ce que tu voudras, tu l'obtiendras ...

Texte de François Chevallier lu au cimetière Monmartre le 22 septembre 2006

link to the top of the page