entretien par Daniel Mermet
A la mémoire de Cornelius Castoriadis, disparu le 25 décembre 1996, nous
avons rediffusé l'entretien qu'il nous avait accordé un an plus tôt. On a parfois envie
de retenir les mots, revenir sur les idées, à "oreille reposée". En vous
proposant de vous adresser le script de cet entretien, je ne m'attendais pas à un tel
intérêt de toute part, tout horizon, tout milieu, pour une des pensées les plus
fécondes et les plus lucides de notre temps. A travers la brèche on sent que tout n'est
pas perdu !
DM
Corneille dissident essentiel
Il manque la voix de Cornelius Castoriadis, il manque cette jubilation dans sa voix en
répétant Nous qui désirons ou nous qui délirons ?, il manque par la fenêtre le pont
Bir Hakeim et le métro aérien, il manque la lumière sur la Seine ce matin de novembre
1996.
Ce qu'il disait tombe à pic en ces temps "trotsko-balladuriens", lui qui
renvoyait dos-à-dos le "communisme anti révolutionnaire", et le
néolibéralisme avec sa pensée unique, sa "non-pensée".
Pas question d'abdiquer pour autant. Il n'a pas sombré dans le renoncement esthète,
ni dans le cynisme mitterrandien, ni dans cette apathie repue qui dit: tout se vaut, tout
est vu, tout est vain.
Cette montée de l'insignifiance, il la voit dans une élite politique réduite à
appliquer l'intégrisme néolibéral, mais aussi -voie de conséquence- du côté du
"citoyen" que le chômage et la précarité généralisée désengagent de la
vie de la Cité. Le chômage qui entraîne la désinsertion, la précarité qui entraîne
la soumission. D'où la dislocation de la communauté de destin. Silencieusement, nous
avons consenti, nous avons "collaboré" à cette formidable régression, une
non-pensée produisant cette non-société, cette montée de l'insignifiance, ce racisme
social. Le problème majeur n'est pas le chômage, c'est d'abord et toujours le profit,
répétait Corneille.
Face aux brouilleurs de piste et à la fausse complexité, espérant tout de
l'imaginaire social, jusqu'au bout il recherche une radicalité. Je suis un
révolutionnaire favorable à des changements radicaux disait-il quelques semaines avant
sa mort.(1) Je ne pense pas que l'on puisse faire marcher d'une manière libre,
égalitaire et juste le système français capitaliste tel qu'il est. Révolutionnaire qui
sa vie durant allait répétant : nous ne philosophons pas pour sauver la Révolution mais
pour sauver notre pensée et notre cohérence.
Mais on ne peut réduire Cornelius Castoriadis à un seul registre. Philosophe,
sociologue, historien, il fut aussi économiste et psychanalyste.Un titan de la pensée,
énorme, hors-norme, dit Edgar Morin. Une pensée encyclopédique, une jubilation de vivre
et de lutter, lutte charnelle, spirituelle, infinie, mais en mouvement et qui nous laisse
du grain à moudre et du pain sur la planche...
Daniel Mermet (7 février 1998)
-Cornelius Castoriadis est mort le 25 décembre dernier. Né en Grèce, il s'installe
en 1945 à Paris où il crée la revue, aujourd'hui mythique, Socialisme ou
barbarie". En 1968, avec Edgar Morin et Claude Lefort, il publie "Mai 68 la
Brèche.. En 1975, il publie L'institution imaginaire de la société, sans doute son
ouvrage le plus important. En 1978, il entreprend la série Les carrefours du labyrinthe.
C'est à la suite de cette publication sur La montée de l'insignifiance, qu'il nous a
reçus en novembre 1996.
Nl DIEU Nl CESAR Nl TRIBUN !... (Cet entretien a eu lieu en Novembre 1996)
Daniel Mermet - Pourquoi la Montée de l'insignifiance ?
Cornélius Castoriadis - Ce qui caractérise le monde contemporain, c'est bien sûr les
crises, les contradictions, les oppositions, les fractures, etc... mais ce qui me frappe
surtout, c'est l'insignifiance. Prenons la querelle entre la droite et la gauche.
Actuellement elle a perdu son sens. Non pas parce qu'il n'y a pas de quoi nourrir une
querelle politique et même une très grande querelle politique, mais parce que les uns et
les autres disent la même chose. Depuis 1983, les socialistes ont fait une politique,
puis Balladur est venu, il a fait la même politique, puis les socialistes sont revenus,
ils ont fait avec Bérégovoy la même politique, Balladur est revenu, il a fait la même
politique, Chirac a gagné les élections en disant : "Je vais faire autre
chose" et il fait la même politique.
D. M. - Par quels mécanismes cette classe politique est-elle réduite à cette
impuissance ? C'est le grand mot aujourd'hui, impuissance.
C. C. - Ils sont impuissants, ça c'est certain. La seule chose qu'ils peuvent faire
c'est suivre le courant, c'est-à-dire appliquer la politique ultra libérale qui est à
la mode. Les socialistes n'ont pas fait autre chose et je ne crois pas qu'ils feraient
autre chose s'ils étaient au pouvoir. Ce ne sont pas des politiques à mon avis, mais des
politiciens au sens de micropoliticiens. Des gens qui chassent les suffrages par n'importe
quel moyen.
D. M. - Le marketing politique ?
C. C. - Le marketing, oui. Ils n'ont aucun programme. Leur but est de rester au pouvoir
ou de revenir au pouvoir et pour ça ils sont capables de tout. Clinton a fait sa campagne
électorale en suivant uniquement les sondages : "Si je dis ceci, est-ce que ça va
passer ?". En prenant à chaque fois l'option gagnante pour l'opinion publique. Comme
disait l'autre : "Je suis leur chef, DONC je les suis". Il y a un lien
intrinsèque entre cette espèce de nullité de la politique, ce devenir nul de la
politique et cette insignifiance dans les autres domaines, dans les arts, dans la
philosophie ou dans la littérature. C'est ça l'esprit du temps. Tout conspire dans le
même sens, pour les mêmes résultats, c'est-à-dire l'insignifiance.
D. M. - Comment faire de la politique ?
C. C - La politique est un métier bizarre. Même cette politique-là. Pourquoi ? Parce
qu'elle présuppose deux capacités qui n'ont aucun rapport intrinsèque. La première,
c'est d'accéder au pouvoir. Si on n'accède pas au pouvoir, on peut avoir les meilleures
idées du monde ça ne sert à rien, ce qui implique donc un art de l'accession au
pouvoir. La deuxième capacité, c'est une fois qu'on est au pouvoir, d'en faire quelque
chose, c'est-à-dire de gouverner. Napoléon savait gouverner, Clemenceau savait
gouverner, Churchill savait gouverner, des personnes qui ne sont pas dans mes cordes
politiques, mais je décris là un type historique. Rien ne garantit que quelqu'un qui
sache gouverner, sache pour autant accéder au pouvoir. Dans la monarchie absolue,
accéder au pouvoir c'était quoi ?
C'était flatter le roi, c'était être dans les bonnes grâces de Madame Pompadour.
Aujourd'hui dans notre pseudo-démocratie, accéder au pouvoir signifie être
télégénique, flairer l'opinion publique...
D. M. -Vous dites pseudo-démocratie ?
C. C. - J'ai toujours pensé que la démocratie dite représentative n'est pas une
vraie démocratie. Ses représentants ne représentent que très peu les gens qui les
élisent. D'abord, ils se représentent eux-mêmes ou représentent des intérêts
particuliers, les lobbies, etc... Et, même si cela n'était pas le cas, dire : quelqu'un
va me représenter pendant cinq ans de façon irrévocable, ça revient à dire que je me
dévêts de ma souveraineté en tant que peuple. Rousseau le disait déjà : les Anglais
croient qu'ils sont libres parce qu'ils élisent des représentants tous les cinq ans
mais, disait-il, ils sont libres un jour pendant cinq ans, le jour de l'élection, c'est
tout. Non pas que l'élection soit pipée, non pas qu'on triche dans les urnes. Elle est
pipée parce que les options sont définies d'avance. Personne n'a demandé au peuple sur
quoi il veut voter. On lui dit Votez pour ou contre Maastricht" par exemple. Mais qui
a fait Maastricht ? C'est pas nous qui avons fait Maastricht. Il y a la merveilleuse
phrase d'Aristote : "Qui est citoyen ? Est citoyen quelqu'un qui est capable de
gouverner et d'être gouverné". Il y a 60 millions de citoyens en France en ce
moment. Pourquoi ne seraient ils pas capables de gouverner ? Parce que toute la vie
politique vise précisément à leur désapprendre à gouverner. Elle vise à les
convaincre qu'il y a des experts à qui il faut confier les affaires. Il y a donc une
contre-éducation politique. Alors que les gens devraient s'habituer à exercer toutes
sortes de responsabilités et à prendre des initiatives ils s'habituent à suivre ou à
voter pour des options que d'autres leur présentent. Et comme les gens sont loin d'être
idiots, le résultat, c'est qu'ils y croient de moins en moins et qu'ils deviennent
cyniques.
D. M. - Responsabilité citoyenne, exercice démocratique, est-ce que vous pensez
qu'autrefois c'était mieux ? Qu'ailleurs, aujourd'hui, c'est mieux par rapport à la
France ?
C. C. - Non, ailleurs, aujourd'hui, ce n'est certainement pas mieux, ça peut même
être pire. Encore une fois les élections américaines le montrent. Mais autrefois
c'était mieux de deux points de vue. Dans les sociétés modernes, disons à partir des
révolutions américaine et française jusqu'à la deuxième guerre mondiale environ, il y
avait un conflit social et politique vivant. Les gens s'opposaient. Les gens
manifestaient. Ils ne manifestaient pas pour telle ligne de la SNCF. Je ne dis pas que
c'est méprisable, c'est quand même un objectif, mais ils manifestaient pour des causes
politiques où les ouvriers faisaient grève. Ils ne faisaient pas toujours grève pour
des petits intérêts corporatistes. Il y avait des grandes questions qui concernaient
tous les salariés. Ces luttes ont marqué ces deux derniers siècles. Or ce qu'on observe
maintenant, c'est un recul de l'activité des gens. Et, voilà un cercle vicieux. Plus les
gens se retirent de l'activité, plus quelques bureaucrates, politiciens, soi-disant
responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification : "Je prends
l'initiative parce que les gens ne font rien". Et plus ces gens-là dominent, plus
les autres se disent : "C'est pas la peine de se mêler, il y en a assez qui s'en
occupent et puis, de toute façon, on n'y peut rien". Ca, c'est la première raison.
La deuxième raison, qui est liée à la première, c'est la dissolution des grandes
idéologies politiques. Idéologies soit révolutionnaires, soit réformistes, qui
voulaient vraiment changer des choses dans la société. Pour mille et une raisons, ces
idéologies ont été déconsidérées, elles ont cessé de correspondre au temps, de
correspondre aux aspirations des gens, à la situation de la société, à l'expérience
historique. Il y a eu cet énorme événement qui est l'effondrement de l'URSS et du
communisme. Est-ce que vous pouvez me donner une seule personne parmi les politiciens
-pour ne pas dire les politicards- de gauche, qui a vraiment réfléchi sur ce qui s'est
passé, pourquoi ça s'est passé et qui a, comme on dit bêtement, tiré des leçons ?.
Alors qu'une évolution de ce type, d'abord dans sa première phase -I'accession à la
monstruosité, le totalitarisme, le goulag, etc...- et ensuite dans l'effondrement,
méritait une réflexion très approfondie et une conclusion sur ce qu'un mouvement qui
veut changer la société peut faire, doit faire, ne doit pas faire, ne peut pas faire.
Or, zéro ! Bien sûr, ce qu'on appelle le peuple, les masses, tire les conclusions qu'il
peut tirer mais il n'est pas vraiment éclairé.
Vous me parliez du rôle des intellectuels : que font ces intellectuels ? Qu'est-ce
qu'ils ont fait avec Reagan, Thatcher et avec le socialisme français ? Ils ont ressorti
le libéralisme pur et dur du début du XlXème siècle qu'on avait combattu pendant cent
cinquante ans et qui aurait conduit la société à la catastrophe parce que, finalement,
le vieux Marx n'avait pas entièrement tort. Si le capitalisme avait été laissé à
lui-même, il se serait effondré cent fois. Il y aurait eu une crise de surproduction
tous les ans. Pourquoi il ne s'est pas effondré ? Parce que les travailleurs ont lutté.
Ils ont imposé des augmentations de salaire, donc ils ont créé d'énormes marchés de
consommation interne. Ils ont imposé des réductions du temps de travail, ce qui a
absorbé tout le chômage technologique. On s'étonne maintenant qu'il y ait du chômage.
Mais depuis 1940 le temps de travail n'a pas diminué. On dit "trente neuf
heures", "trente huit et demie", "trente sept trois quarts",
c'est grotesque ! ... Donc il y a eu ce retour du libéralisme, je ne vois pas comment
l'Europe pourra sortir de cette crise. Les libéraux nous disent : "Il faut faire
confiance aux marchés". Mais ce que disent aujourd'hui ces néo-libéraux, les
économistes académiques eux-mêmes l'ont réfuté dans les années trente. Ils ont
montré qu'il ne peut pas y avoir d'équilibre dans les sociétés capitalistes. Ces
économistes n'étaient pas des révolutionnaires, ni des marxistes ! Ils ont montré que
tout ce que racontent les libéraux sur les vertus du marché qui garantirait une
allocation, la meilleure allocation possible, qui garantirait des ressources, la
distribution des revenus la plus équitable possible, c'est des foutaises ! Tout ça, ça
a été démontré, ça n'a jamais été réfuté. Mais il y a cette grande offensive
économico-politique des couches gouvernantes et dominantes qu'on peut symboliser par les
noms de Reagan, et de Thatcher, et même de Mitterrand, d'ailleurs ! Il a dit : "Bon,
vous avez assez rigolé. Maintenant, on va vous licencier, on va dégraisser l'industrie
-on va éliminer la "mauvaise graisse", comme dit monsieur Juppé !- et puis
vous verrez que le marché à la longue vous garantit le bien-être". A la longue. En
attendant il y a 12,5% de chômage officiel en France !
D. M. - Pourquoi n'y a-t-il pas d'opposition à ce libéralisme-là ?
C. C. - Je ne sais pas, c'est extraordinaire. On a parlé d'une sorte de terrorisme de
la pensée unique, c'est-à-dire une non-pensée. Elle est unique en ce sens que c'est la
première pensée qui est une non-pensée intégrale. Pensée unique libérale à laquelle
personne n'ose s'opposer. Qu'était l'idéologie libérale à sa grande époque ? Vers
1850, c'était une grande idéologie parce qu'on croyait au progrès. Ces libéraux-là
pensaient qu'avec le progrès il y aurait l'élévation du bien-être économique. Mais,
même quand on ne s'enrichissait pas, dans les classes exploitées, on allait vers moins
de travail, vers des travaux moins pénibles, on serait moins abruti par l'industrie :
c'était le grand thème de l'époque. Benjamin Constant le dit : Les ouvriers ne peuvent
pas voter parce qu'ils sont abrutis par l'industrie (il le dit carrément, les gens
étaient honnêtes à l'époque !), donc il faut un suffrage censitaire. Mais par la
suite, le temps de travail a diminué, il y a eu l'alphabétisation, il y a eu
l'éducation, il y a eu des espèces de lumières qui ne sont plus les lumières
subversives du XVlIIème siècle mais des lumières qui se diffusent tout de même dans la
société. La science se développe, l'humanité s'humanise, les sociétés se civilisent
et petit à petit, asymptotiquement, on arrivera à une société où il n'y aura
pratiquement plus d'exploitation, où cette démocratie représentative tendra à devenir
une vraie démocratie.
D. M. - Pas mal ?
C. C. - Pas mal. Sauf que ça n'a pas marché ! Le reste s'est réalisé mais les
hommes ne se sont pas humanisés, la société ne s'est pas civilisée pour autant, les
capitalistes ne se sont pas adoucis, on le voit maintenant. Ca fait que de l'intérieur,
les gens ne croient plus à cette idée. Aujourd'hui ce qui domine c'est la résignation
même chez les représentants du libéralisme. Quel est le grand argument, en ce moment ?
C'est peut-être mauvais mais l'autre terme de l'alternative était pire . Ca se résume
à ça. Et c'est vrai que ça a glacé pas mal les gens. Ils se disent : si on bouge trop,
on va vers un nouveau goulag. Voilà ce qu'il y a derrière cet épuisement idéologique
de notre époque et je crois qu'on n'en sortira que si vraiment, il y a... il faut
attendre. il faut espérer il faut travailler pour une résurgence d'une critique
puissante du système et aussi d'une renaissance de l'activité des gens, d'une
participation des gens.
D. M. - Elite politique réduite à servir de larbin à la World Company, intellos
chiens de garde, médias qui ont trahi leur rôle de contre pouvoir, voilà quelques
causes et quelques symptômes de cette "montée de l'insignifiance".
C. C. - Mais en ce moment, on sent frémir un regain d'activité civique. «à et là,
on commence quand même à comprendre que la "crise" n'est pas une fatalité de
la modernité à laquelle il faudrait se soumettre, "s'adapter" sous peine
d'archaÔsme. Alors se pose le problème du rôle des citoyens et de la compétence de
chacun pour exercer les droits et les devoirs démocratiques dans le but -douce et belle
utopie- de sortir du conformisme généralisé.
D. M. - Votre confrère et compère Edgar Morin parle du généraliste et du
spécialiste. La politique exige les deux. Le généraliste qui sait à peu près rien sur
un peu tout et le spécialiste qui sait tout sur une seule chose mais pas le reste.
Comment faire un bon citoyen ?
C. C.- Ce dilemme est posé depuis Platon. Platon disait que les philosophes doivent
régner, eux qui sont au-dessus des spécialistes. Dans la théorie de Platon, ils ont une
vue du tout. L'autre terme de l'alternative c'était la démocratie athénienne. Qu'est-ce
qu'ils faisaient, les Athéniens ? Voilà quelque chose de très intéressant. Ce sont les
Grecs qui ont inventé les élections. Ca c'est un fait historiquement attesté. Ils ont
peut-être eu tort, mais ils ont inventé les élections ! Qui est-ce qu'on élisait à
Athènes ? On n'élisait pas les magistrats. Les magistrats étaient désignés par tirage
au sort ou par rotation. Pour Aristote, souvenez-vous, un citoyen c'est celui qui est
capable de gouverner et d'être gouverné. Tout le monde est capable de gouverner donc on
tire au sort. Pourquoi ? Parce que la politique n'est pas une affaire de spécialiste. Il
n'y a pas de science de la politique. Il y a une opinion, la doxa (1) des Grecs, il n'y a
pas d'épistémè (2)
Je vous fais remarquer d'ailleurs que l'idée qu'il n'y a pas de spécialiste de la
politique et que les opinions se valent c'est la seule justification raisonnable du
principe majoritaire. Donc chez les Grecs le peuple décide et les magistrats sont tirés
au sort ou désignés par rotation. Il y a des activités spécialisées parce que les
athéniens n'étaient pas fous, ils ont quand même fait des choses assez considérables,
ils ont fait le Parthénon, etc... Pour ces activités spécialisées, la construction des
chantiers navals, la construction des temples, la conduite de la guerre, il faut des
spécialistes. Donc, ceux-là, on les élit. C'est ça, l'élection. Parce que
l'élection, ça veut dire l'élection des meilleurs. Et sur quoi on se base pour élire
les meilleurs ? Eh bien là, intervient l'éducation du peuple car il est amené à
choisir. On fait une première élection, on se trompe, on constate que par exemple
Périclès est un déplorable stratège, eh bien on ne le réélit pas, ou même on le
révoque. Mais cette doxa, cette opinion dont on peut postuler qu'elle est également
partagée, c'est bien sûr un postulat tout à fait théorique. Pour qu'il ait un peu de
chair il faut que cette doxa soit cultivée. Et comment peut être cultivée une doxa
concernant le gouvernement ? Eh bien en gouvernant. Donc la démocratie -c'est ça
l'important- est une affaire éducationnelle des citoyens, ce qui n'existe pas du tout
aujourd'hui.
Récemment, un magazine a publié une statistique indiquant que 60% des députés
avouent qu'ils ne comprennent rien à l'économie. Des députés en France qui vont
décider, qui décident tout le temps ! Ils votent, ils augmentent les impôts, ils les
diminuent, etc.. En vérité, ces députés, tout comme les ministres, sont asservis à
leurs techniciens. Ils ont leurs experts mais ils ont aussi des préjugés ou des
préférences. Et si vous suivez de près le fonctionnement d'un gouvernement, d'une
grande bureaucratie -moi je l'ai suivi dans d'autres circonstances- vous voyez que ceux
qui dirigent se fient aux experts, mais ils choisissent les experts qui partagent leurs
opinions. Vous trouverez toujours un économiste pour vous dire : "Oui, oui, il faut
faire ça". Ou un expert militaire qui vous dira : "Oui, il faut l'armement
nucléaire" ou "il ne faut pas d'armement nucléaire". N'importe quoi.
C'est un jeu complètement stupide et c'est ainsi que nous sommes gouvernés actuellement.
Donc dilemme de Morin et de Platon, spécialiste ou généraliste. Les spécialistes au
service des gens, c'est ça la question. Pas au service de quelques politiciens. Et les
gens apprenant à gouverner en gouvernant.
D.M. - Educationnel , vous avez dit et vous dites : Ce n'est pas le cas aujourd'hui.
Plus généralement, quel mode d'éducation vous voyez ? Quel mode de partage de la
connaissance ?
C. C. - Il y a beaucoup de choses qu'il faudrait changer avant qu'on puisse parler de
véritable activité éducatrice sur le plan politique. La principale éducation dans la
politique c'est la participation active aux affaires ce qui implique une transformation
des institutions qui permette et qui incite à cette participation alors que les
institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens de participer aux
affaires. Mais cela ne suffit pas. Il faut que les gens soient éduqués et soient
éduqués pour le gouvernement de la société. Il faut qu'ils soient éduqués dans la
chose publique. Or si vous prenez l'éducation actuelle, ça n'a strictement rien à voir
avec ça. On apprend des choses spécialisées. Certes on apprend à lire et à écrire.
C'est très bien, il faut que tout le monde sache lire et écrire, d'ailleurs chez les
Athéniens, il n'y avait pas d'analphabètes. A peu près tous savaient lire et c'est pour
ça qu'on inscrivait les lois sur le marbre. Tout le monde pouvait les lire et donc le
fameux adage, "personne n'est censé ignorer la loi", avait un sens. Aujourd'hui
on peut vous condamner parce que vous avez commis une infraction alors que vous ne
connaissez pas la loi alors qu'on vous dit : vous êtes censé ne pas l'ignorer".
Donc l'éducation devrait être beaucoup plus axée vers la chose commune. Il faudrait
comprendre les mécanismes de l'économie, les mécanismes de la société, de la
politique, etc... On n'est pas capable d'enseigner l'histoire. Les enfants s'emmerdent en
apprenant l'histoire alors que c'est passionnant. Il faudrait enseigner une véritable
anatomie de la société contemporaine, comment elle est, comment elle fonctionne.
D.M. - Vous avez beaucoup parlé et écrit autour du mouvement de mai 68, qu'avec Edgar
Morin et Claude Lefort vous avez appelé "la Brèche". Aujourd'hui, cette
période est un âge d'or pour les jeunes qui regrettent de ne l'avoir pas vécue. Si on
repense à cette époque, on est frappé par l'aveuglement. Ces comportements
révolutionnaires, romantiques, absolus, doctrinaires, sans aucune base, dans une
ignorance totale par exemple de ce qui se passait réellement dans la Chine de Mao, choses
qu'on pouvait savoir. Mais on préfère croire que savoir...
C. C. - Oui, vous avez raison d'un certain point de vue qui est très important. Mais
ce n'est pas tellement une question de niveau de connaissance, je crois. C'est l'énorme
domination de l'idéologie au sens strict et, j'allais dire, au sens mauvais du terme. Les
maoistes, ce n'est pas qu'ils ne savaient pas, on les avait endoctrinés ou ils
s'endoctrinaient eux-mêmes. Pourquoi acceptaient-ils l'endoctrinement ? Pourquoi
s'endoctrinaient-ils eux-mêmes ? Parce qu'ils avaient besoin d'être endoctrinés. Ils
avaient besoin de croire. Et ça, ça a été la grande plaie du mouvement
révolutionnaire depuis toujours.
D. M. - Mais l'homme est un animal religieux. C'est pas un compliment mais...
C. C. - Pas du tout un compliment. Aristote que je n'arrête pas de citer et que je
vénère énormément a dit une seule fois une chose qui est vraiment une grosse... bon on
ne peut pas dire bourde quand il s'agit d'Aristote, mais tout de même. Quand il dit:
L'homme est un animal qui désire le savoir , c'est faux. L'homme n'est pas un animal qui
désire le savoir. L'homme est un animal qui désire la croyance, qui désire la certitude
d'une croyance, d'où l'emprise des religions, d'où l'emprise des idéologies politiques.
Dans le mouvement ouvrier au départ, il y avait une attitude très critique. Quand vous
prenez les deux premiers vers de l'internationale qui est quand même le chant de la
Commune, prenez le deuxième couplet : "Il n'est pas de Sauveur suprême ni Dieu
-exit la religion- ni César ni tribun" -exit Lénine !- Mais il y a ce besoin de
croyance. Aujourd'hui, en quoi sommes-nous plus sages qu'en Mai 1968 ? Je crois que
peut-être le résultat, à la fois des suites de Mai et de l'évolution dans les pays de
l'Est et de l'évolution en général de la société font que les gens sont devenus, je
pense, beaucoup plus critiques. Ca, c'est très important. Bien sûr il y a une frange qui
cherche toujours la foi. La scientologie, les sectes, ou le fondamentalisme, ça c'est
dans d'autres pays, pas chez nous, pas tellement. Mais les gens sont devenus beaucoup plus
critiques, beaucoup plus sceptiques. Ce qui les inhibe aussi pour agir. Périclès dans le
discours aux Athéniens dit : Nous sommes les seuls chez qui la réflexion n'inhibe pas
l'action. C'est admirable ! Il ajoute : Les autres, ou bien ils ne réfléchissent pas et
ils sont téméraires, ils commettent des absurdités ou bien, en réfléchissant, ils
arrivent à ne rien faire parce qu'ils se disent : il y a le discours et il y a le
discours contraire . Or actuellement on traverse aussi une phase d'inhibition, c'est sûr.
Mais il faut comprendre, chat échaudé craint l'eau froide. Ils ont goûté tout ça, ils
se disent : les grands discours et tout le reste, bof !. Effectivement, il ne faut pas de
grands discours, mais il faut des discours vrais.
D. M. - Ce qui fait la richesse de votre pensée, c'est aussi ce regard du
psychanalyste sur le monde. Il n'est pas si fréquent d'avoir ainsi plusieurs éclairages.
Raoul Vaneigem a publié un livre dont le titre est : Nous qui désirons sans fin.
C.C. - Nous qui délirons ? Oh ça, oui ! Nous qui délirons ! (rire)
D. M. - Qu'est-ce que vous pensez de cet irréductible désir qui fait que l'histoire
continue ?
C. C. - Mais, de toute façon il y a un irréductible désir. Enfin et encore !
(silence) Là alors, vraiment ... c'est un gros chapitre. Si vous prenez les sociétés
archaÔques ou les sociétés traditionnelles, il n'y a pas un irréductible désir. On ne
parle pas là du désir du point de vue psychanalytique. On parle du désir tel qu'il est
transformé par la socialisation. Et ces sociétés sont des sociétés de répétition.
Or dans l'époque moderne, il y a une libération dans tous les sens du terme, par rapport
aux contraintes de la socialisation des individus. On dit par exemple : Tu prendras une
femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu auras une femme dans ta vie. Si tu en as
deux, ou deux hommes, ce sera en cachette, ce sera une transgression. Tu auras un statut
social, ce sera ça et pas autre chose". Mais aujourd'hui on est entré dans une
époque d'illimitation dans tous les domaines et c'est en ça que nous avons le désir
d'infini. Or cette libération est en un sens une grande conquête. Il n'est pas question
de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi apprendre -et ça c'est un
très grand thème- apprendre à s'autolimiter, individuellement et collectivement. Et la
société capitaliste aujourd'hui est une société qui à mes yeux court à l'abîme à
tous points de vue car c'est une société qui ne sait pas s'autolimiter. Et une société
vraiment libre, une société autonome, doit savoir s'autolimiter.
D. M. - Limiter c'est interdire. Comment interdire ?
C. C. - Non, pas interdire au sens répressif. Mais savoir qu'il y a des choses qu'on
ne peut pas faire ou qu'il ne faut même pas essayer de faire ou qu'il ne faut pas
désirer. Par exemple l'environnement. Nous vivons sur cette planète que nous sommes en
train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à
la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un
coin d'Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu'on est en
train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous
devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver
comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela.
Voilà une énorme tâche. Et ça pourrait absorber une grande partie des loisirs des
gens, libérés d'un travail stupide, productif, répétitif, etc... Or cela, évidemment,
c'est très loin non seulement du système actuel mais de l'imagination dominante
actuelle. L'imaginaire de notre époque, c'est l'imaginaire de l'expansion illimitée,
c'est l'accumulation de la camelote... une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur
dans chaque chambre, c'est ça qu'il faut détruire. Le système s'appuie sur cet
imaginaire qui est là et qui fonctionne.
D. M. - Ce dont vous parlez là, sans cesse, c'est de la liberté ?
C. C. - Oui.
D. M. - Derrière ça, il y a la liberté ?
C. C. - Oui.
D. M. - Difficile liberté ?
C. C. - Ah oui ! La liberté, c'est très difficile.
D. M. - Difficile démocratie ?
C. C. - Démocratie difficile parce que liberté, et liberté difficile parce que
démocratie, oui, absolument. Parce que c'est très facile de se laisser aller, l'homme
est un animal paresseux, on l'a dit. Là encore je reviens à mes ancêtres, il y a une
phrase merveilleuse de Thucydide : Il faut choisir se reposer ou être libre. Je crois que
c'est Périclès qui dit ça aux Athéniens: Si vous voulez être libres, il faut
travailler. Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la
télé. Vous n'êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être
libres en zappant comme un imbécile, vous n'êtes pas libres, c'est une fausse liberté.
Ce n'est pas seulement l'âne de Buridan qui choisit entre deux tas de foin. La liberté,
c'est l'activité. Et la liberté, c'est une activité qui en même temps s'autolimite,
c'est-à-dire sait qu'elle peut tout faire mais qu'elle ne doit pas tout faire. C'est ça
le grand problème, pour moi, de la démocratie et de l'individualisme.
D. M. - La liberté, c'est les limites ? Philosopher, c'est établir les limites ?
C. C. - Non, la liberté, c'est l'activité et l'activité qui sait poser ses propres
limites. Philosopher, c'est la pensée. C'est la pensée qui sait reconnaître qu'il y a
des choses que nous ne savons pas et que nous ne connaîtrons jamais...
Novembre 1996.
(1) Ensemble des opinions reçues sans discussion comme une évidence naturelle dans
une civilisation donnée.
(2) Ensemble des connaissance réglées (conception du monde, sciences et philosophie)
propres à un groupe social et à une époque. |