Poésie électronique
Il faut souligner ici le travail exemplaire réalisé par la revue Doc(k)s
série 3, animée par Philippe Castellin à Ajaccio, qui a sorti en 1997 un numéro
consacré à "Poésie & informatique" accompagné d’un CD-ROM, en
coédition avec la revue Alire,(1), et en 1998 un numéro consacré à la
"Poésie Sonore" accompagné de 2 CD audio (2). Ce qui la différencie du Doc(k)s
de Julien Blaine, la revue internationale de poésie visuelle, c’est son caractère
thématique et son accompagnement d’un support numérique.
Le numéro Poésie & Informatique a fait l’objet d’une présentation au
cours d’une Revue Parlée au Centre Pompidou (3) et d’une émission A.C.R. à
France-Culture (4). Dans ce numéro, signalons l’article de Ladislao Pablo Györi, un
argentin, qui parle de création assistée et développe ce qu’il appelle la VPoésie ou
Poésie Virtuelle, des mots en 3 dimensions qui flottent dans l’espace, comme on peut le
visualiser sur le CD-ROM dans la partie animations, mots qui se décomposent et se
recomposent à partir d’un changement de lettre. Une poésie en 3D qui pourrait être
dans le futur manipulée comme des objets dans un environnement interactif sur internet.
Dans ce même numéro, signalons ce texte de Jean-Pierre Balpe sur la notion de
"Méta-Auteur" : "Le Méta-Auteur est celui qui tout en acceptant la
responsabilité des textes produits ne peut s’y sentir totalement impliqué",
Jean-Pierre Balpe qui a développé avec le plus de conséquence la génération de texte
à l’ordinateur. La partie animations du CD-ROM, la plus intéressante, montre entre
autres des travaux d’Akenaton (Jean Torregrosa et Philippe Castellin), de Balpe, de
Bootz, du portugais Barbosa, du brésilien Augusto de Campos, de nous-même avec Guillaume
Loizillon, d’Eduardo Kac, de Tibor Papp et de Claude Maillard, et un hypertexte de l’américain
Rosenberg.
Le numéro sur la Poésie Sonore, intitulé Doc(k)Son, accompagné de 2 CD audio
qui fonctionnent comme des partitions indépendamment de leur contenu, comprend dans sa
partie revue papier, outre un texte du tchèque Milan Grygar, auteur d’un curieux disque
en 1969 (5), une étude du suédois Sten Hanson qui a organisé les soirées de Text-Sound
Compositions de Fylkingen à Stockholm, "un genre intermedia entre littérature
et musique". Dans cette étude, il souligne l’importance de l’existence depuis
1965 à Stockholm de l’EMS (Electronic Music Studio) qui a permis aux poètes suédois,
ayant un accès permanent à ce studio, de produire des oeuvres techniquement plus
sophistiquées. Dans un autre texte, Serge Pey parle de la "langue arrachée" de
Philomèle comme mythe fondateur de la poésie : "Le tombeau vide, que construit
Procné pour sa soeur à la langue arrachée, est celui du poème" et il est
difficile ici de ne pas penser aux fameux Tombeaux de Mallarmé. Autre texte, celui
de Nicholas Zurbrugg sur Robert Lax (6), le poète américain mythique qui vit depuis des
années en solitaire dans l’île de Patmos en Grèce. Nicholas Zurbrugg reprend à son
propos le concept de "langage vertical" développé par Eugene Jolas dans la
revue Transition, "commençant au sommet et descendant, quelquefois même
syllabe par syllabe... un peu comme un film" selon Lax. Pour Zurbrugg, son attention
au potentiel du mot individuel, à l’image individuelle reflète son intérêt pour
"les permutations qui trouvent leur place dans la nature et dans la vie la plus
microscopique..., à l’échelle de l’ADN". Citons aussi d’Augusto de Campos Poema
Bomba dans sa version sonore, sur CD.
Prenant la suite de la Poésie Sonore née et se développant dans les années
60 / 70 à partir de la vulgarisation du magnétophone, un nouveau courant est en train de
naître à partir des années 90 autour de ce qu’on pourrait appeler la "Poésie
Numérique", pour faire plus court que "Poésie Sonore Numérique" (7),
avec, outre nous-même, de jeunes auteurs, comme Anne-James Chaton du groupe TIJA,
Globensky, Thibaud Baldacci (8), Eric Sadin, Olivier Quintyn, utilisant les technologies
numériques de l’ordinateur, dont celles utilisées par les musiciens pour le traitement
du son en direct, ici en l’occurrence la voix.
Jacques DONGUY
Notes:
(1) Doc(k)s série 3 13-16 / Alire 10 avec 1 CD-ROM, 250 F, diffusion FNAC ou au
siège de la revue, 20 rue Bonaparte / 20.000 Ajaccio.
(2) Doc(k)s série 3 17-20, avec 2 CD audio, 300 F.
(3) Revue Parlée "Poésie électronique, Le premier CD-ROM" le 12 mars 1998 au
Centre Pompidou.
(4) France-Culture, A.C.R. de René Farabet "Poésie / Machine", le 14 - 2
-1999.
(5) Disque Supraphon n° 1, 45 T, 1969, Tchécoslovaquie, intitulé Akusticka Kresba 22.
(6) Robert Lax a été publié dans Stereo Headphones n°8-9-10 et dans Son@rt
014, avec "One Island", écrit dans l’île de Gomera en "termes
minimalistes", évoquant juste ce qu’il pouvait voir, entendre et sentir (CD audio,
numéro collectif, 120 F, ADLM 2000, 79 rue Saint Martin, 75004 Paris).
(7) Une exposition de Poésie Digitale (Computergenerierter gedichte) a eu lieu en 1992 en
Allemagne à Annaberg-Buchholz.
(8) Voir la revue : éc/artS : # 1 (1999) p. 207, 13 rue Brison / 42300 Roanne, 120
F.
Doc(k)s informatique Série 3 13-16 / Alire 10, Revue papier + CD-ROM, 1997, Philippe
Castellin / Philippe Bootz, 256 pages, 250 FF.
Doc(k)son Série 3 17-20, Revue papier + 2 CDaudio, 1998, Philippe Castellin, 480 pages,
300 FF.
CCP 0, octobre 2000
Chronique électronique
Dans un texte appelé "Del rigor en la ciencia", Jorge Luis
Borges parle d’un empire où l’art de la cartographie était parvenu à un tel degré
de perfection que les cartes réalisées avaient la taille de l’empire lui-même. Ou
cette intuition que Borges, aveugle comme Homère, avait du cyberespace.
Depuis la Revue Parlée Poésies Electroniques au Centre Pompidou
le 12 mars 1998 autour du numéro commun Alire / Doc(k)s avec présentation du
CD-ROM commun et notre lecture-performance du poème ordinateur Tag-Surfusion, on
peut considérer qu’un nouveau phénomène littéraire est en train d’apparaître, qu’on
pourrait appeler poésie électronique, poésie numérique (qui a notre préférence),
poésie digitale, cyberpoésie (à notre avis à venir par rapport à internet et dans l’idée
de "work in progress"), poésie ordinateur (l’américain "computer
poetry"), poésie informatique, sans parler des termes qui concernent la génération
de texte, par exemple la LAO, la Littérature Assistée par Ordinateur.
Donc la montée en puissance du numérique dont toute une jeune
génération de poètes s’empare depuis cette année (2000) concrétisée sur le plan
théorique par la parution d’un nouveau numéro de la revue : éc/art S : ,
spécial textualités et nouvelles technologies après un n°1 de 1999 où nous
étions intervenu avec un long texte intitulé "Intermedia, métapoésies et
multimedia" (1) et par le développement de performances d’un groupe de jeunes
poètes autour de la revue TIJA, dont Anne-James Chaton et Christophe Fiat, qui
viennent de sortir un CD audio (TIJA n°9).
Le CD Poézie 2000 de TIJA a été réalisé entre
Besançon, Montpellier et Paris à l’occasion du Printemps de la Poésie. Parmi
les créations numériques de ce CD, citons Olivier Quintyn qui y présente des boucles de
25", Loop 1 # DIFPO, Loop 2 # DIFPO, Loop 3 # DIFPO, à partir d’évènements
sonores, zapping radio ou échantillonnage de groupes rap, en utilisant Sound Edit ou
Cubase, Eric Sadin qui utilise la voix de synthèse du logiciel Simple Text dans
"Where is the rest?" et Christophe Fiat, auteur de "Les aventures
extraordinaires de Traci Lords 5, 6 et 7", qui parle dans le livret du CD de
"voix machinées, passées au crible de la ritournelle et du sampler", le
concept de ritournelle étant emprunté à Deleuze et Guattari. Christophe Fiat se produit
dans des performances avec une guitare, objet emblématique non seulement du rock and roll
mais aussi du punk et du grunge, utilisée comme un simple organe rythmique, avec des
boucles sonores qui viennent donner de la densité à ses lectures.
Olivier Quintyn pratique ce qu’il appelle le "sampling virus",
à partir des théories du musicien japonais Otomo Yoshihide. Face à la planétarisation
des réseaux de diffusion de l’information due au développement du satellite, du cable
et de l’internet, on est confronté à une prolifération d’évènements sonores. Face
à ce déferlement de données, de sons, de bruits, de textes, la seule solution pour
Otomo Yoshihide est le "sampling virus", c’est-à-dire la pratique de coupes
dans ce magma de l’information spectaculaire dominé par la publicité, la propagande ou
la pornographie, et de construire des oeuvres qui soient uniquement des recyclages de ce
matériau. Cela peut prendre la forme, selon Olivier Quintyn, de pièces sonores faites de
zappings, de compositions multipistes. L’enjeu du "sampling virus", c’est de
donner une "autre définition de la scansion" (2), scanner et scier selon
Thibaud Baldacci (3). Cela a une application au niveau du texte papier, comme ce texte 6.0
publié dans : éc/art S : # 2 (4) à partir de documents de discussion sur Napster
et le MP3 repris directement d’internet et copiés / collés, à partir aussi de
codification HTLM internet, où est utilisé X Press pour assembler le tout en fonction de
la dimension de la page. Ou du détournement situationniste au collage numérique. Ce qui
rejoint aussi le "found footage" du cinéma expérimental (5).
Auparavant étaient parus un nouveau numéro de la revue Doc(k)s de
Philippe Castellin consacré à "Poésie et Internet", ou Web Doc(k)s,
accompagné d’un nouveau CD-ROM, ainsi que le numéro 11 d’Alire, cette fois-ci
non plus sous forme de disquette, mais de CD-ROM. Le CD-ROM du Web Doc(k)s permet,
via Netscape ou Explorer, d’accéder à des sites de poètes sur internet, ce qui
aboutit à plus de 70 heures de consultation. Parmi les auteurs, citons Augusto de Campos,
le concrétiste brésilien, avec "Door of EYEAR" (Eye et Ear), un très beau
poème interactif et sonore de 1997 à partir d’idéogrammes japonais et de mots comme
"emptiness", "a sound", "who?", "eye",
"door", "ear", "mouth", "heart",
"F(J)(Y)EUX", "Jeux, Yeux, Feux" en animation couleurs et ce
"Poema Bomba" animé. Nous participons aussi à ce CD-ROM, en collaboration avec
Guillaume Loizillon, avec Variables Discrètes, fragments de textes et de tags
(images filmées à l’origine à San Francisco) apparaissant aléatoirement sur fond de
voix retravaillée avec le logiciel MAX de l’IRCAM par Gwek Bure-Soh. Des jeunes aussi
interviennent sur ce CD-ROM, comme Julien d’Abrigeon de la revue BoXoN (6). Selon
Philippe Castellin, il y a un "ensemble de gens que personne ne connaît dans l’univers
des poésies expérimentales qui sont d’une certaine manière cachés sur le web, comme
cette Annie Abrahams qui ignorait que ce qu’elle faisait avait à voir avec la poésie
visuelle, la poésie expérimentale depuis une cinquantaine d’années". Dans la
revue papier, signalons le texte d’Alain Vuillemin, de l’université d’Artois,
"Poésies, information et création".
La revue Alire 11 sur CD-ROM comprend, elle, des textes de Patrick
Henry Burgaud, de Philippe Bootz, qui travaille à partir d’une écriture classique, de
Guido Hübner et Isabelle Chemin (transNEUROsite), du brésilien Gilbertto Prado,
qui a plus une pratique arts plastiques que littéraire, de Tibor Papp et Claude Maillard,
de Philippe Castellin (Domoptique 3, dans l’idée de domotique et informatique)
et d’auteurs qui étaient dans le CD-ROM Alire Doc(k)s, Fabio Doctorovich, André
Vallias ou Jim Rosenberg (Diagrams Series 5 #4, des hypertextes typographiques)
(7).
Dans la revue papier : éc/art S : # 2, une somme de 384 pages
grand format, Eric Sadin développe son concept d’ "agence d’écritures" qui
"privilégie la notion de poésie comme "laboratoire" de recherche
relativement aux multiples enjeux de langage, et de conception de cadrages et de réglages,
plutôt que celle de littérature, trop souvent soucieuse d’effets de continuité
narrative et de priorité octroyée au sens". De nombreux intervenants, concernant
aussi bien la danse, l’architecture, la musique que la textualité, dont Jean-Pierre
Balpe qui s’oriente de plus en plus vers les problèmes de la narration et de la
fiction, évoquant un "générateur automatique de fiction".
On a vraiment le sentiment d’une rupture épistémologique, que résume
bien Jean-Pierre Balpe : "Que devient la poésie lorsque le rapport au monde n’est
plus celui d’une subjectivité directe, mais la traduction distanciée d’un programme
d’écriture?" et le sentiment aussi d’un nouveau phénomène littéraire à
partir de machines qui travaillent le temps en temps réel : film, bande magnétique et
maintenant le numérique (son/image, dont le textuel), contrairement à l’écriture
typographique qui travaille sur le condensat et dont la poésie concrète est l’aboutissement
ultime. Et le sampling (8), dont se réclame la jeune génération de poètes, réactive
autrement les pratiques du cut-up et du détournement situationniste des années 60.
Jacques DONGUY
Notes:
(1) Après d’autres textes théoriques publiés sur ce sujet
depuis 1996. Citons :
1996 : Préface de Tag-Surfusion, aux éditions de l’Evidence.
1997 : Texte "Poesias e novas tecnologias no amanhecer do seculo XXI"
dans les Actes du colloque A arte no seculo XXI, a humanizaçao das tecnologias,
UNESP, Sao Paulo (Brésil) / Texte "Poésie et informatique" dans Alire
11 / Doc(k)s 3 13-16 / Revue Jungle n°18, texte "Une jungle
virtuelle".
1998 : Revue d’Esthétique, "Beauté des Langues" n°33,
"La langue dans tous ses états" / Revue Java n°17, texte
"Cyber-texte et révolution numérique" / Texte de la conférence "Poésie
électronique" en supplément du n°65 du Cahier du Refuge, cipM,
Marseille / Doc(k)s série 3 17-20, texte "La Révolution Numérique".
1999 : Texte pour le livret du CD Erratum # 2 / Texte "Poésie et
nouvelles technologies" dans Cent Titres, Poésie française contemporaine,
cipM, Marseille / Revue : éc/art S : # 1, texte "Intermedia,
métapoésies et multimedia".
2000 : Web Doc(k)s série 3 21-24, janvier, texte "Vers une esthétique
du Cyberespace" / Art Press n°261, "Poésies sonores dans l’histoire
et aujourd’hui".
- Voir aussi le site http://www.costis.org./
(2) Citations à partir d’un entretien.
(3) : éc/art S : n°1 p. 207.
(4) P. 312.
(5) Dans le même ordre d’idées, on peut signaler la pratique des CD-Trash de
Christian Globenski, consulter le CD Son@rt n°16.
(6) Consulter le site TAPIN, http://www.multimania.com/tapin, qui existe depuis 2 ans.
(7) Dans ce type de création, il ne faut pas oublier les 2 CD-ROM de Trace label, Vanités
(n° 004, 1997) et Trois > contre < Un (n°009, 1999) avec notamment
Jean-François Bory.
(8) Voir Son@rt 008, 1999, plage 10.
- Revue Web-Doc(k)s revue papier 416 pages + CD-ROM MAC/PC série 3 - 21/22/23/24 -
1999, parution janvier 2000, Poésies en ligne (Poésie et Internet), 416 pages,
diffusion : Akenaton, 12 cours Grandval, 20.000 Ajaccio et FNAC, 300 F.
- Revue alire 11 sur CD-ROM MAC/PC, revue de littérature animée et interactive,
janvier 2000, Mots-Voir, 27 allée des Coquelicots, 59650 Villeneuve d’Ascq, 137 F.
- CD-TRASH, Globe’n’sky, 2000, auto-édition.
- Revue TIJA n°9, CD, The Incredible Justine’s Adventures, Poézie 2000 &
co, 57’ 54", courrier : TIJA, 42 rue Alexandre Cabanel, 34000 Montpellier, 80
F.
- Revue : éc/art S : #2, revue papier, Pratiques artistiques Nouvelles
technologies, 2000, 384 Pages, chèque à l’ordre de Cellule écarts, 13 rue Brison,
42300 Roanne, diffusion Dif’Pop, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris, 140 F.
CCP 1, mars 2001
Notule expo :
Signalons l’exposition de "Visual and sound poetry 2000",
"Poésie visuelle et sonore 2000" qui a eu lieu du 2 au 20 février 2000 à l’Hokkaïdo
Museum of Literature à Sapporo au Japon avec, outre les Japonais, Richard
Kostelanetz, Henri Chopin, Julien Blaine, Jean-François Bory, Alain Arias-Misson et
Jean-François Bory. Un catalogue de 26 pages en japonais a été édité à cette
occasion. Parallèlement, une exposition de "Poésie Visuelle" a eu lieu à la
galerie Oculus à Tokyo, du 25 avril au 2 mai, avec pour les Japonais notamment
Hasekura Takako et pour les Français Jean-François Bory et Jacques Donguy.
J. D.
Chronique électronique
Consultable sur internet, nous avons relevé les activités de Caterina
Davinio pour son "Poetry Bunker" à la Biennale de Venise, un projet web en
ligne depuis 1998 (www.geocities.com/biennale 2001). Egalement via internet, un autre
projet nous est parvenu par e-mail, "Monterrey Metapolis 2002" de Miguel
Chevalier, où interviennent le poète Jean-Pierre Balpe et le musicien Jacopo Baboni
Schilingi. Miguel Chevalier récupère différentes prises de vue de caméras de
surveillance à des carrefours routiers de Monterrey, et l’ensemble est mixé sur banc
de montage numérique et projeté dans une "cyber-architecture" où s’incrustent
les textes de Jean-Pierre Balpe. Autre point fort, à Paris cette fois, le Festival
Virus organisé par Artekno rue de Charonne (catalogue), avec deux soirées de poésie
numérique, l’une à l’Olympic Café à notre initiative et à celle de Guillaume
Loizillon à partir d’un CD-ROM créé pour l’occasion comprenant des fragments de
textes et d’images aléatoires en rétroprojection infinie sur écran , textes dits par
nous-même et traités live par Guillaume Loizillon, l’autre au Batofar à partir d’un
texte inédit d’Eric Sadin, "7-o2-reengineering" sur un dispositif de Gregory
Chatonsky, dispositif visuel et sonore qui se composait de 3 écrans autour de la piste de
danse où des images étaient projetées à partir d’un ordinateur. Selon Eric Sadin,
"A l’intérieur de cette inscription des signes sur des supports démultipliés,
panneaux électroniques, téléphones portables, on s’est dit avec Gregory Chatonsky qu’il
serait intéressant d’expérimenter le passage de la logique du livre, de l’imprimé
à un environnement multimédia. Donc il y a le texte 7o2 et avec Gregory
Chatonsky, on a procédé à une sorte de transcodage des règles formelles du texte, on
les a inscrits à l’intérieur d’un mode multimédia, ce qui suppose la convocation de
logiciels 3D, d’images, de sons, de textes afin d’expérimenter les possibilités de
faire glisser une proposition textuelle à l’intérieur de cadres numériques." Et
Gregory Chatonsky précise que "Le concept général de glissement est lié au fait
que le son, l’image, absolument tout passe par le code binaire, donc cela permet la
traduction de tous les éléments dans chacun des autres éléments, ce qu’on appelle le
"parsing". L’idée du projet, c’est le "parsing" (1). Le travail d’Eric
sur son livre a été un travail de formalisation extrême et de réglage de l’écrit et
il nous a semblé qu’il y avait une convergence. Toutes les données, images, sons,
vidéos, 3D sont réduites à des données binaires, à des 0 et à des 1. Et donc à
partir de ce moment-là, chaque donnée devient traduisible dans une autre donnée. Par
exemple, dans la performance qu’on a essayé de présenter ici, les sons qu’on entend
sont les traductions objectives des images en courbes sonores. De la même manière, les
mouvements en 3D vont reconfigurer le son. Et ainsi de suite. Et ce qui est assez bizarre,
c’est qu’à partir d’un processus de réduction, on arrive finalement à de la
complexité. Ce principe de réduction binaire que certains ont critiqué très violemment
depuis quinze, vingt ans, d’un point de vue pratique, il produit de la complexité. C’est
un des paradoxes de l’informatique. C’est quelque chose qu’on a du mal à envisager
en France, parce que, contrairement aux Etats-Unis, on n’a pas de culture technologique.
On n’arrive pas à comprendre comment la technologie peut être performative d’un
point de vue théorique." Réflexion qui recoupe celle d’un Nicholas Zurbrugg qui
vient de disparaître et à qui ce texte est dédié, quand il évoquait en août 1999 au
colloque de Cerisy, commentant Chopin, les "avant-gardes techno-modernes" et la
"résistance de l’académie envers la culture technologique".
Jacques Donguy
CCP 3, mars 2002
(1) Ou analyse syntaxique du programme source (terme d’informatique).
Terminal Zone
Manifeste pour une Poésie Numérique
"L’univers (que d’autres appellent la bibliothèque) se compose d’un
nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales" (Jorge Luis
Borgès).
Ted Nelson, l’inventeur du terme "hypertexte", a nommé
Xanadu, du nom du palais de l’empereur mongol Kubilai Khan, son projet de bibliothèque
(de mémoire?) universelle sur internet. Ou peut-on revisiter la notion de poésie à
travers cette notion de bibliothèque?
Ruptures épistémologiques : Le passage du codex au volumen aux premiers
siècles de l’ère chrétienne ou le passage du volumen au livre, premier objet
fabriqué en série, à la Renaissance. La lecture devenant silencieuse avec la diffusion
du livre personnel, on "intériorise" le texte. Introspection, monologue
intérieur, plongée dans le temps perdu, dématérialisation... Une nouvelle rupture
intervient au XXe siècle. Burroughs affirme qu’avec la bande magnétique, le texte
redevient un objet extérieur à nous, "a virus come from outspace", ce qui est
encore plus vrai avec l’ordinateur personnel, comme le montre Timothy Leary. Soit une
réalité ramenée à la surface, l’écran ou la pellicule, et au temps réel, celui du
défilement de la bande.
Nicholas Zurbrugg, récemment disparu, parlait à l’occasion d’un
colloque à Cerisy des "avant-gardes techno-modernes" (1) face à la
"mass-culture académique" (2) et à l’"industrie culturelle" du
livre formaté, techno-avant-gardes qui aujourd’hui prendraient le relais des
avant-gardes historiques du début du vingtième siècle. Par exemple la technologie de la
bande magnétique pour la Poésie Sonore (Dufrêne, Chopin, Heidsieck, Gysin, Sten
Hanson...) ou celle de l’offset pour la Poésie Visuelle (Blaine, Gerz à l’époque,
Bory, Miccini...) et aujourd’hui l’ordinateur, le codage 1-0 (3).
Technologies qui peuvent être source de réflexion sociologique, le
"message du médium" selon McLuhan dans ses publications traduites et non
traduites. Mamoru Oshii, le réalisateur japonais de Ghost in the Shell, explique
que "la technologie est notre miroir", et que la méfiance occidentale
vis-à-vis de la technologie, via certains philosophes ou des films comme Matrix, n’a
aucun sens, à moins de refuser son image dans le miroir.
Parmi les précurseurs pour la poésie numérique, citons Ladislao Pablo
Györi de Buenos Aires, élève de Kosice le co-fondateur de Madi, qui en mai 1995 parle
de "Poésie Virtuelle" ou "VPoemas" et qui va développer le poème en
3D en anglais et en espagnol. Parlant de ce nouvel espace offert par la machine, il
précise : "L’utilisation d’ordinateurs donne la possibilité d’accéder à un
espace virtuel qui n’a pas de directions privilégiés ni de constructions fixes",
ce qui rend nécessaire d’organiser de "nouveaux langages qui permettent de
concevoir les fonctionnalités d’une nouvelle esthétique". Les poèmes virtuels
sont des "entités numériques interactives" (4). Ou le "cyberspace"
évoqué par William Gibson dans Neuromancer (1984). Fabio Doctorovitch, lui aussi
de Buenos Aires, fondateur du mouvement Paralengua, écrit en 1997 : "Il est
clair que c’est une absurdité de garder une relation syntaxique en 2 dimensions
(gauche-droite et haut-bas) si on a la possibilité de se déplacer en 4 dimensions".
Autre précurseur au niveau de la théorie, le canadien Arthur Kroker, qui
a développé la notion de "Crash art", écrit en 1993 dans Spasm :
"Chacun sera un média hacker, recodant la frontière électronique à volonté"
(5). Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même, en collaboration avec
Guillaume Loizillon, utilisant le cybertexte ou texte défilant sur l’écran dès 1983,
publiant en 1996 Tag-Surfusion (6) dont la préface-manifeste a été republiée
dans Zigzag Poésie (7), réalisant en 1998 les premières performances
informatiques intermédia (8) et travaillant actuellement à la réalisation d’un CD-ROM
textes-images-sons aléatoires, de Philippe Castellin qui a réalisé les 2 premiers
CD-ROM anthologiques de "poésie" dans sa revue Doc(k)s
(9) comprenant chacun des oeuvres personnelles, d’Augusto de Campos, qui utilise l’informatique
pour développer avec d’autres moyens son travail pionnier de poésie concrète des
années cinquante (10).
En France, une nouvelle génération se manifeste symboliquement depuis
2000, qui n’a pas son équivalent à l’étranger, sauf peut-être sous d’autres
formes au Brésil avec des poètes comme Arnaldo Antunes, ancienne star du rock. Une
génération qui a assimilé Guy Debord et l’ordinateur.
Anne-James Chaton, le plus proche de Bernard Heidsieck, l’auteur des Évènements
1999 (11), utilise le sampler pour échapper à la "musique d’Etat"
(Thomas Bernhard) et parle d’ "économie plurielle de la voix", la voix
porteuse de la "machinerie du sens". Ce qu’il sample, c’est sa propre voix.
Et il prépare une nouvelle pièce, "Le monde à l’instant T" à partir de 4
quotidiens français et étrangers, mêlant sa voix avec des voix étrangères.
Eric Sadin parle lui de "performance hypermédia", comme celle
qu’il a réalisée avec Gregory Chatonsky au Batofar le 15 novembre 2001 dans le cadre
du festival Virus. Son projet d’écriture, [7 o’_ carré _ reengineering>
entrecroise "régimes textuel, sonore, iconique" qui, par le fait de leur
"importation dans un environnement numérique", autorise "la convocation de
fichiers photos et vidéo, de logiciels d’animation et de simulation, d’images 3D, de
sons de synthèse". Et il précise : "Internet... participe activement au
phénomène contemporain de la prolifération des signes sur quantité de modes distincts.
La démultiplication des modes de visibilité des signes encourage une distribution des
projets poétiques à l’intérieur d’une multiplicité de types de configurations
complexes et fluides". Ou selon Chatonsky, le concept de "glissement" d’un
code à un autre.
Jean-René Etienne travaille actuellement sur un texte, Glitzkrieg,
composé d’énoncés tels que "Hypnose et pyjama de soie", "Tango et
cognition", "L’impression de ne plus se retrouver dans le Hip-Hop
Gangsta", et il a décidé, par impossibilité initiale de lire, "de faire une
série" à l’ordinateur chaque fois qu’on lui demanderait de participer à une
soirée. Pour cela, il apprend de nouveaux logiciels pour trouver des solutions.
Christophe Fiat, l’interprète de "Traci Lords" et l’auteur
de New york 2001 (12), parle dans son livre sur La Ritournelle (13) de la
poésie comme de "hacking de la littérature" en ce sens que "le poème
fait de la littérature une langue illimitée et totale qui permet de casser... la langue
comme système premier" et il développe le concept de "virus POÉSIETM ".
Olivier Quintyn, poète post-situationniste qui est habitué au
détournement et au collage, se réclame de la pratique du "sampling virus" du
musicien japonais Otomo Yoshihide : "La seule solution, c’est de pratiquer des
sortes de coupes à l’intérieur de tout ce corps de l’information spectaculaire et de
construire des oeuvres qui sont uniquement des recyclages de ce matériau-là", ce qu’il
a mis en oeuvre dans sa performance "I shot Reagan I" à la Maroquinerie.
Christophe Hanna note que "la connaissance... relève de l’invasion
écranique". Pour lui, il s’agit d’inventer "des processus d’extirpation-révélation
du savoir à partir de manipulations ou de procédures techniques." La
"rédaction", c’est l’information, mais pas au sens des médias, dans le
sens de "produire-révéler du savoir selon une démarche processuelle (détournement
systématisé d’outils techniques (logiciels de mise en page (quark Xpress), de saisie
et traitement d’images (illustrator, photoshop), de visio-conférence (power point),
pratique révélatrice de la décontextualisation". Ainsi cette lecture-performance
à l’ordinateur à partir d’internet sur les tueurs en série à l’Olympic Café
(14).
Joachim Montessuis, l’éditeur du label Erratum, utilise pour ses
performances (15) le logiciel Max/MSP, un logiciel que l’IRCAM a arrêté de développer
et qui permet la synthèse sonore en temps réel, synthèse purement électronique, mais
aussi traitant la voix, à partir d’onomatopées, de borborygmes traffiqués en une
matière sonore dynamique, en ce sens dans la lignée de Chopin, mais avec d’autres
moyens. Ce qui n’exclut ni la sémantique ni l’image.
D’autres noms pourraient être cités, de Kathy Molnar à Laure Limongi,
à Emmanuel Rabu ou à Philippe Boisnard. Liste ouverte.
L’enjeu, c’est une écriture CD-ROM encore à venir, utopique en ce
sens qu’il s’agirait d’un intermédia au sens de Dick Higgins et non de multimédia,
un retour aux origines de l’écriture prenant en compte l’iconicité et l’oralité,
mais qui se développe dans un espace non pas figé mais fluctuant (16).
Peut-on encore parler de "texte"? La textique de Ricardou (17)
ne prend pas en compte cette dimension texte-image-son, annoncé de façon visionnaire par
James Joyce à travers la notion de "verbi-voco-visuel" ou par Raoul Hausmann à
travers la notion d’Optophonétique (18). Faut-il parler alors de post-poésie, de
métapoésie, de poématique? Pour nous, nous en restons au terme de "Poésie
Numérique", préférable à celui de "Poésie Digitale", qui est le terme
anglais ("Digital Poetry"), et nous entendons remettre la poésie au centre de
la création artistique, ce qui était le projet initial de l’exposition Poésure et
Peintrie à Marseille en 1993 (19).
Face aux éternelles redites dans l’art contemporain du ready-made de
Duchamp, peut-être est-ce dans la poésie qu’il se passe actuellement les choses les
plus neuves, à travers cette notion de "texte étendu", comme Stelarc a pu
parler d’ "expanded body".
Jacques Donguy
juin 2002
Notes :
(1) Dans une intervention à propos d’Henri Chopin, au colloque
de Cerisy sur la Poésie Sonore en août 1999.
(2) L’académisme, c’est cette anthologie de poésie à la Pléiade où, pour faire
moderne, parmi les poètes du XXe siècle figurent des chanteurs comme Brassens, Léo
Ferré ou Barbara. Mais pas Gainsbourg, qui avait eu le courage de dire qu’il était un
saltimbanque, que la poésie et l’art, c’était autre chose. De toute façon, refaire
du Verlaine en plein XXe siècle (Barbara), c’est comme les calendriers de la Poste avec
des reproductions de tableaux impressionnistes. Et toujours les mêmes Réda, Cadou,
Guillevic. A comparer à l’académisme de la poésie néo-classique au XIXe siècle. Le Coup
de dés de Mallarmé, c’était en 1897, il y a maintenant plus d’un
siècle! Il est temps d’en tirer toutes les conséquences.
(3) Sur ces questions des avant-gardes poétiques qui sont tout simplement l’histoire de
la poésie au XXe siècle (Kurt Schwitters parle pour le poème syllabique ou lettriste de
poésie abstraite), voir notre thèse-anthologie sur les Poésies expérimentales dans
le 2ème moitié du vingtième siècle à paraître aux éditions Al Dante en
octobre.
(4) Manifeste publié dans la revue de poésie Dimensão n°24, Uberaba, Brésil,
1995.
(5) Arthur Kroker, SPASM, St Martin’s Press, New York 1993.
(6) Editions de l’Evidence, Paris.
(7) Autrement, "Zigzag Poésie", article "Cyberpoésie"
p.174-181, Paris, 2001.
(8) Le 12 mars 1998 à la Revue Parlée "Poésie Électronique, Le premier
CD-ROM" au Centre Pompidou, puis au Festival di Poesia Sonora de Bologne le 6
avril 1998 et au c.i.p.M de Marseille le 24 avril 1998.
(9) Alire 11 Doc(k)s 3 13-16, 1997, et Web Doc(k)s,
2000.
(10) Vient de paraître d’Augusto de Campos une Anthologie aux éditions Al
Dante, le premier livre en France de cet auteur, avec notamment le mythique Poetamenos
de 1953.
(11) Ed. Al Dante, 2002.
(12) Ed. Al Dante, 2002.
(13) La Ritournelle, une anti-théorie, Ed. Léo Scheer, 2002.
(14) Le 26 juin 2001. Ces manifestations à l’Olympic Café (18e arr.) , à la
Maroqinerie (19e arr.) ou dans d’autres lieux encore plus précaires montent qu’il
manque un espace pour la poésie à Paris.
(15) Festival Virus, Olympic Café, 6 novembre 2001.
(16) Un festival Arts & Mix des "écritures numériques est en
préparation, organisé par le C.R.L. de Basse Normandie en collaboration avec la Station
Mir et comprenant des résidences de poètes, une exposition et un festival.
(17) "La textique est une discipline visant à établir une théorie unifiée des
structures de l’écrit, classique et moderne, dans toutes ses modalités".
(18) Art Press n°255, mars 2000, p. 56 à 59.
(19) Soit le constat que la plupart des avant-gardes du XXe siècle ont été créées par
des poètes : Dada Zurich par Tristan Tzara, Dada Berlin par Raoul Hausmann (le Poème
Phonétique), Merz par Kurt Schwitters (l’Ur Sonate), le Futurisme par
Marinetti, Cobra par Dotremont...
Jacques Donguy anime avec Jean-François Bory et Laurent Mercier le label Son@rt
(28 numéros) à travers l’association A.D.L.M., Association pour le Développement de
la Littérature Multimédia (79 rue Saint-Martin, 75004 Paris). Un certain nombre de
textes théoriques ont précédé ce "Manifeste", textes qui remontent à 1994 :
"Actes du colloque A:/Littérature", texte intitulé "Poésie sur
ordinateur : Du textuel au virtuel", puis en 1996 la préface-manifeste à Tag-Surfusion,
en 1997 la parution en livre des actes du colloque à São Paulo "L’art au XXIe
siècle, Humanisation des technologies" et le texte "Poésie et
Informatique" dans le n° d’Alire Doc(k)s sur le
même thème, en 1999 l’étude sur "Poésies et nouvelles technologies" dans Cent
titres (cipM).
Iconographie :
- Jacques Donguy / Guillaume Loizillon, Cyber texte défilant à l’écran, programme
informatique, 1983.
- POEMA BOMBA, hologramme arco-iris, Augusto de Campos, 1986.
CD-ROM,
Dossier Images
00 JPG : Jacques Donguy, Olympic Café, Festival Virus, 6/11/2001.
01 JPG : Jacques Donguy, Olympic Café, Festival Virus, 6 /11/2001.
02 JPG : Jean-René Etienne, soirée Al Dante, La Maroquinerie, 19/3/02.
03 JPG : Laure Limongi, Villa de l’Adour, 16/5/02.
04 JPG : Jacques Donguy, Web Bar, Paris, 22/3/02.
05 JPG : Olivier Quintyn, Omympic Café, 14/5/02.
06 JPG : Glitzkrieg, Jean-René Etienne, Olympic Café, 14/5/02.
07 JPG : Jean-René Etienne, Glitzkrieg, Olympic Café, 14/5/02.
08 JPG : Page écran, Laure Limongi, Olympic Café, 14/5/02.
Vidéo : Gabriela Béju
Remerciements CD-ROM : David Othmane |