Le développement de la poésie visuelle dans les années 1960/70
est lié à la généralisation de la technique de l'offset qui remplace
celle de la typographie traditionnelle, ce qui permet d'inclure
dans le texte la photographie ou le trait (tapuscrit). Elle est
née à Florence en mai 1963 à l'occasion du congrès "Art et
communication" au Forte di Belvedere, avec Eugenio Miccini
et Lamberto Pignotti, et du congrès "Art et Technologie"
en juin 1964, auquel participera Umberto Eco sur le thème "Communication
de masse". Il ne faut pas confondre la Poésie Visuelle avec
les Poèmes à figures de l'antiquité et du Moyen-Age ou avec les
Calligrammes d'Apollinaire, même s'il y a eu redécouverte de ces
formes de poésie de la part d'un poète visuel comme Dick Higgins
par exemple.
Texte / Icône
Selon Miccini "L'interaction entre des genres artistiques
divers, la contamination entre des aires sémantiques mêlées, l'interartistité"
(mot qu'il a créé) "ont toujours été les matrices idéologiques
et méthodologiques du travail du Groupe 70." Et le problème
qu'il pose est plus celui du rapport entre langage et icône, mot
et image, peinture et poésie. Ou l'idée, utopique, d'une convergence
des arts.
Ce sera aussi la réflexion centrale de Pignotti qui va se faire
sur l'interaction texte-image, sur laquelle il co-signera en 1980
un livre intitulé La scrittura verbo-visiva, "L'écriture verbo-visuelle"
(1), soit "la synthèse de deux systèmes perceptifs, le linguistique
et l'iconique, tenus distincts dans la tradition artistique".
Le poète américain Richard Kostelanetz écrit dans un texte de 1974
que la poésie visuelle est un genre distinct de littérature poétique,
distincte de la poésie concrète ou de la littérature de fiction.
Selon lui, la poésie visuelle ("visual poetry") est un
intermédium entre poésie et design, ou ce qu'il appelle word-image
art, un "art entre mot et image". Cette forme de poésie
exploite les avantages de la communication non verbale sans pour
autant abandonner le langage. Elle crée idéalement "un champ
d'activité verbo-visuelle" où les dimensions verbales et visuelles
sont perçues simultanément.
Un rapprochement peut être fait avec Marshall McLuhan, qui a réfléchi
sur la Galaxie Gutenberg et qui publie Counter-Blast en 1969 en
Angleterre, titre en référence au Rebel Art Center à Londres en
1914 de Wyndham Lewis, livre qui fonctionne au niveau mise en page
et typographie comme un livre de poésie visuelle.
Poésie Visuelle et mass media
Dans un texte de présentation, Miccini et Pignotti posent le problème
des "langages habituellement définis comme technologiques véhiculés
par les mass media" qui tendent progressivement à "remplacer
le langage commun", ce qui pose le problème de concevoir une
littérature "qui se trouve en quelque sorte devoir entrer en
compétition sur le plan esthétique avec les messages variés transmis
par les différents mass media".
Plus précisément, Eugenio Miccini écrit pour une conférence à Belgrade
en septembre 1971 : "La poesia visiva transforme les mass media
en mass culture." Miccini poursuit en disant que "l'inversion
des messages de masse" est "comme purifiée en un nouvel
univers et un nouveau contexte, prenant même une transparence esthétique"
à travers leur nouvelle structure. Soit une réaction idéologique
contre l'invasion des mass media et leur degré zéro de langage.
Parallèlement au Brésil, Mario Chamie parlera de Poesia Praxis,
"Poésie-Praxis". Dans un texte de février 1964 (2), il
écrit : "La poésie-praxis est d'abord une techniiique de composition
originale adaptée au dynamisme et aux problèmes du développement
social et technologique du pays... La poésie-praxis est une humanisation,
une popularisation de la Texttheorie et de la théorie de l'information.
La poésie-praxis est une réduction au niveau du langage des procédés
de la télévision, de la radio, du cinéma ("mass media").
" On n'est pas loin des théories développées par Eugenio Miccini
pour la Poesia Visiva.
Poésie Visuelle et sémiotique
Selon Eugenio Miccini, le choix du matériel de la Poesia Visiva
italienne a été opéré à travers un "filtre idéologique".
"Tous ces matériaux ne sont pas neutres : leur pouvoir signifiant
n'est pas annulé", mais il y a détournement. Le montage de
ces matériaux divers, "paroles, sons, gestes, images",
provoque une "nouvelle synthèse de signifiés plus en contact
avec leurs référents.
Dans une de ses oeuvres, Lamberto Pignotti reprend la technique
du photoroman, à partir de fragments arbitraires de photos, pour
introduire, à un niveau métalinguistique, une critique des stéréotypes
littéraires. Il y a, sous-jacente, cette idée que toute la culture
est analysable en un système de codes. Ce qu'en France on appellera
le structuralisme. Il faut aussi rappeler l'importance de l'oeuvre
de Roland Barthes, l'instigateur de la sémiotique, la théorie du
signe, et l'on pourrait considérer la Poésie Visuelle comme une
sorte de sémiotique généralisée.
Le brésilien Décio Pignatari, suite à sa découverte et à son intérêt
pour la sémiotique qu'il a introduite au Brésil, va théoriser en
1964, avec Luiz Angelo Pinto, une nouvelle sorte de poème, le "poème
sémiotique", dans un manifeste intitulé : Nova linguagem, nova
poesia, "Nouveau langage, nouvelle poésie", où le langage
est redéfini comme non seulement "toutes les langues",
mais aussi comme comprenant "la signalisation routière, navale,
aérienne, les diagrammes, les programmes d'ordinateur... les langages
audio-visuels". Et il va développer cette théorie d'une sémiologie
généralisée dans la revue qu'il dirige, Invençao, "Invention".
Parallèlement en Yougoslavie s'est développé, autour de la personnalité
de Miroljub Todorovic, le Signalisme. Le Manifeste du Signalisme,
écrit en 1968, est publié en 1969. Ce mouvement est caractérisé
par la découverte de nouvelles possibilités de briser les stéréotypes
du langage poétique à partir de modèles mathématiques, à base de
statistiques, de combinatoires et de méthodes cybernétiques. Dans
le nouveau Manifeste du Signalisme de 1970 apparaît l'expression
de "Poésie séméiologique", une poésie qui explore le visuel,
le sonore, le cinétique, la création par ordinateur et la gestuelle.
Poésie Visuelle et situationnisme
La poésie visuelle aussi, par rapport à la société de consommation
qui se développe pendant les années 1960 et par son intérêt pour
les cultures de masse, recoupe, par les dates et par ses préoccupations
d'ordre idéologique, les théories situationnistes, idéologique dans
le sens de leur intérêt commun pour la "société du spectacle",
même s'il y a eu une ignorance les uns des autres selon le témoignage
de Miccini. On peut signaler, dans l'esprit de la Poésie Visuelle
avant la lettre, quelques publications situationnistes, comme cette
Métagraphie de 1954 de Wolman, mélange de textes extraits de journaux
et de photographies, ou ce "Fin de Copenhague" d'Asger
Jorn et de Guy Debord réalisé à partir de couleurs, de typographies
détournées de journaux, de B. D. détournée et de quelques photos,
édité par le Bauhaus Imaginiste à 200 exemplaires à Copenhague en
1957 (3). "Mémoires" sur le même principe sera publié
en décembre 1958.
Miccini et Pignotti vont réaliser une poésie fondée sur l'emploi
de documents et de matériaux tirés de langages technologiques (publicité,
journalisme, mode, bureaucratie, commerce etc.) détournés de leur
usage normal dans un sens esthétique. Pratique du détournement qui
fait penser à l'Internationale Situationniste en France, dont le
bulletin démarrera en juin 1958, sans qu'il y ait eu de relations
entre les deux groupes.
Par exemple, "Eros & Ares" de Miccini est une série
de cartes postales sentimentales confrontées avec la reproduction
des titres des journaux fascistes pendant la guerre. Le texte de
ces cartes postales constitue un roman populaire stéréotypé "émotif
et sentimental" mis en situation. Les nouvelles manipulées
par le gouvernement constituent un mensonge typique des media de
masse.
Pignotti quant à lui a travaillé sur la bande dessinée et la photographie.
Soit, pour reprendre l'expression de Matteo d'Ambrosio, une "réappropriation
esthétique d'un matériel collectif et anonyme". Ou un détournement,
comme les situationnistes ont pu le faire à partir de B. D. populaires
dans l' I. S., en changeant idéologiquement le texte des bulles,
ou comme le détournement anonyme, à l'aide de graffiti, des affiches
du métro parisien au début des années 1970 (4).
On peut aussi signaler les expériences de "Cinepoesia"
réalisées par Bueno, Marcucci, Miccini et Pignotti. Selon Lucia
Marcucci, "Certains membres du Groupe 70 ont mené à terme un
travail d'équipe appelé "cinepoesia"... Ils ont mis au
point une "technique particulière de montage" en se servant
de bouts de pellicule en noir et blanc et en couleurs, de différentes
provenances : actualités cinématographiques, films comiques, documentaires,
films de guerre, psychologiques... pour obtenir un film reconstitué
qui en dernière analyse est une "re-création du langage".
Ce qui revient à la pratique du "found footage" ou recyclage
de séquences cinématographiques pratiquée par Maurice Lemaître,
Guy Debord (5) et d'autres cinéastes expérimentaux comme Bruce Conner
ou Raphael Ortiz.
Au-delà de la Poésie Visuelle
Avec la Poésie Concrète (1953), le texte sur la page était considéré
comme un idéogramme, dont les prototypes sont le Coup de Dés de
Mallarmé (1897) et les Idéogrammes lyriques d'Apollinaire parus
en 1914 dans les "Soirées de Paris". Avec la Poésie Visuelle,
le support papier est encore conservé pour la dernière fois, d'où
la fascination d'un Jean-François Bory pour le Livre, bouclant historiquement
la fascination de Mallarmé. Avec la Poésie Visuelle, le texte est
encore immobile, inscrit, comme dans Saga (6). Après la Poésie Visuelle,
et c'est le cas d'Eduardo Kac, poète visuel brésilien auteur d'un
sonnet pictogramme, il ne reste plus qu'à quitter la page, le support
papier, et c'est ce qu'il a fait dans les années 1980/90, pour,
dans son cas, l'holopoésie, l'hologramme, où le texte flotte dans
l'espace et change selon le point de vue du voyeur-spectateur (7).
Et encore plus tard, fin 1990 et début du XXIe siècle, avec la banalisation
de l'ordinateur personnel, nous aurons le texte virtuel, soit en
aléatoire (Jacques Donguy / Guillaume Loizillon), soit en 3D (Ladislao
Pablo Gyori) (8). Donc le passage des technologies mécaniques aux
technologies électriques ou électroniques, le passage de Caliban
à Ariel.
Jacques Donguy
- La Scrittura Verbo-Visiva, Lamberto Pignotti et Stefania Stefanelli,
Ed. Espresso Strumenti, 1980.
- Publié dans "Les Lettres" n°32, la revue de Pierre
Garnier.
- Réédité aux éditions Allia (Paris, 2001).
- Une sélection de photos d'affiches détournées dans le métro,
oeuvre anonyme datant de l'hiver 1968 : printemps 1969, a été
publiée dans l'Internationale Hallucinex, sous-titrée "Revue-tract
à détruire", en 1970 par François Di Dio, l'éditeur du Soleιl
Noir. Dans cette même publication kangourou sous emboîtage se
trouvent les "Manifestes de la génération grise et invisible
" de William S. Burroughs, Claude Pélieu et Carl Weissner,
ce qui fait penser à la guérilla idéologique dont parle Miccini
à propos de la Poesia Visiva.
- Ce que réalisera le film de Guy Debord de 1973, La Société du
Spectacle, monté à partir d'images d'actualités et de "détournements
de films préexistants", comme Rio Grande de John Ford ou
Johnny Guitar de Nicholas Ray. Maurice Lemaître déjà en 1951 avait
mis un extrait d'un film de D. W. Griffith dans le préambule du
"Film est déjà commencé".
- In Post-Scriptum, Jean-François Bory, Eric Losfeld, 1970.
- Voir Le Cahier du Refuge n°116, cipM, Marseille, mai 2003.
- Désinscription du texte aussi avec le texte foudre électronique
en aléatoire de Costis.
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