“Dans cinquante ans le poète sera celui
qui commandera à des machines phonétiques. La poésie sera une science ou ne sera plus.”
René Ghil, l’auteur du Traité du Verbe, au cours d’une conversation
avec Arthur Pétronio en 1925.
Le livre Respirations et brèves rencontres de Bernard Heidsieck, un des
représentants historiques de la poésie sonore (1), vient de paraître aux éditions Al
Dante, après une centaine de lectures publiques en France et à l’étranger depuis
1989. Cette publication pose le problème du retour à l’oralité au XXe siècle (2) et
de l’utilisation des technologies, en l’occurrence celle, datée, du magnétophone,
disponible pour le grand public au milieu des années 50, et donc le problème plus
général des oeuvres littéraires liées à ces technologies.
On peut considérer que la poésie sonore, apparue au milieu des années 60, fait
maintenant partie de l’histoire littéraire, poésie sonore liée à l’utilisation de
la bande magnétique. L’oralité, celle des troubadours, pratiquée avant l’apparition
de l’imprimerie, se retrouve chez certains poètes “diseurs” du Sud de la France
comme Serge Pey ou Jean-Luc Parant (3). Pour la poésie orale pratiquée par les
dadaïstes, nous avons le terme de “poésie phonétique” utilisé par le dadaïste
berlinois Raoul Hausmann (4) ou le terme de “lautgedichte” employé par Hugo Ball qu’Eugene
Jolas traduit dans sa revue Transition n°25 en 1936 par “sound poems”. Les
Américains dans les années 60 ont un terme spécifique, celui de “reading poetry”,
pour la simple lecture devant un micro ou sans micro. Historiquement la poésie sonore est
apparue en France avec François Dufrêne, Henri Chopin, Bernard Heidsieck et Brion Gysin
dont les oeuvres se retrouvent sur les disques de la revue disque OU d’Henri
Chopin entre 1964 et 1973, en tout 14 disques.
La poésie sonore a à voir avec la musique électronique, notamment la musique
concrète (5), et la radiophonie. Selon Klaus Schöning, le directeur du Studio d’Art
Acoustique de la WDR à Cologne, Dziga Vertov, le cinéaste russe, aurait travaillé
après la révolution d’Octobre, tout en élaborant une Pravda cinématographique, à un
projet de Pravda radiophonique, à propos duquel il parlait de “film-radio” et
de “photographier les sons et les bruits”. Et à la fin des années vingt, au Berliner
Rundfunk, Alfred Braun a parlé de “films acoustiques”. C’était en fait l’idée d’“appliquer
sciemment la technique cinématographique à la bande sonore”, faisant “défiler comme
dans un rêve des images rapides, éphémères, saccadées, en montage rapide et en fondu
enchaîné”. Sauf qu’à l’époque la bande magnétique n’existait pas, et que ces
oeuvres radiophoniques, diffusées en direct, n’ont pas pu être conservées, à l’exception
d’une oeuvre du cinéaste Walther Ruttmann, enregistré en 1930 sur disque de cire,
composée d’enregistrements hétérogènes sur la vie de Berlin.
Autre expérience, Fylkingen en Suède. Selon Sten Hanson (6) “Fylkingen était
une société pour la musique et les arts expérimentaux, et en 1965 il s’est créé
quatre groupes de travail différents, le groupe pour la musique, le groupe pour la
poésie, le groupe pour la danse et le groupe pour les arts visuels. Et Bengt Emil Johnson
était le président du groupe pour les arts linguistiques et il était également
producteur de radio”.
Et c’est lui qui a pris contact à Paris avec Bernard Heidsieck et François
Dufrêne, ce qui a été à l’origine du 1er festival international Fylkingen à
Stockholm en 1968, pour lequel Bengt Emil Johnson écrit un texte théorique, “Fylkingen’s
Group for Linguistic Arts and Text-Sound Compositions”.
Au départ de Respirations et brèves rencontres de Bernard Heidsieck, comme il
l’explique dans la préface, il y a, au cours de l’élaboration de Derviche/Le
Robert, une oeuvre sur les dix premiers mots de chacune des vingt-six lettres de l’alphabet
dont le sens lui était inconnu, le désir d’utiliser une phrase d’Ezra Pound
trouvée dans le numéro de l’Herne, “Prenez un dictionnaire et apprenez le sens des
mots”, phrase qu’il introduit dans la lettre T du Derviche. Puis lui
vient l’idée d’utiliser la voix même d’Ezra Pound à partir de ces disques de
poètes ou d’écrivains lisant leur texte qu’il collectionne depuis la fin des années
50 au cours de ses voyages depuis qu’il s’intéresse à extraire le poème du livre,
phrase courte dite par Pound en français et introduite elle aussi dans le Derviche.
Et c’est cette collection de disques qu’il décide d’utiliser pour de “brèves
rencontres”, pas plus de 2/3 minutes ou de 2 pages, en sélectionnant non pas le texte
mais la respiration et en se donnant comme règle de n’utiliser que des auteurs
décédés et que des enregistrements disponibles dans le commerce, y compris chez des
éditeurs spécialisés comme Caedmon. Rencontres “brèves” sur le modèle de la
vidéaste Joan Loague qui a réalisé des portraits vidéo de ses amis musiciens,
portraits qu’il avait vu à Varsovie.
Ces rencontres ont été initiées à la fin des années 80, elles sont au nombre de
soixante et sont publiées dans l’ordre où elles ont été réalisées. Le cycle est
clos, même si des écrivains morts récemment comme Ginsberg ou Burroughs pourraient
légitimement s’y ajouter. La plupart des disques disponibles ont été utilisés, à l’exception
de quelques auteurs, comme Léautaud. Il fallait aussi que les souffles, les respirations
subsistent sur l’enregistrement. Avant la guerre de 40, les micros n’étaient pas
assez sensibles et ne captaient pas la respiration. Le travail se fait en studio, la
respiration est extraite et mise en boucle. D’autres éléments sonores interviennent,
comme pour Gertrude Stein le brouhaha de voix d’une réception. Les rencontres se basent
très souvent sur des anecdotes réelles, comme cette odeur de souffre dans la rencontre
avec Brion Gysin, anecdote localisée au Beat Hotel alors qu’en réalité cela a eu lieu
chez lui. Anecdote réelle aussi avec Henri Miller qu’il avait rencontré à Orly en
compagnie de Jean Dupuis et conduit en voiture à Montparnasse. D’autres éléments
réels interviennent, comme pour Valéry cette allusion à la lecture du Cimetière
Marin par François Dufrêne accompagné par Duke Ellington. Le livre est accompagné
de 3 CD, qui correspondent à la bande son enregistrée en studio, la lecture publique
ajoutant la dimension de la lecture en direct devant un micro.
L’obsolescence accélérée des technologies, le magnétophone à bande analogique
supplanté par la technologie numérique, DAT, DCC, mini-disc ou CD via un graveur de CD,
pose le problème de la pérennité de l’oeuvre littéraire à support technologique
autre que le papier, qui peut paradoxalement être résolu par une publication papier,
comme c’est le cas pour ce livre de Bernard Heidsieck. Peut-être faut-il envisager dans
les bibliothèques un département nouveaux supports où seraient conservés en état de
marche des appareils qui ont eu leur usage et un service technique qui permettrait par
exemple d’actualiser par tranfert le support.
Une nouvelle génération de jeunes poètes commencent à utiliser ces nouveaux moyens
du numérique pour un nouveau type de poésie sonore faisant appel aux possibilités du
numérique : sampling ou mise en boucle, effets de traitement en direct de la voix, mises
en mémoire de celle-ci et réinjections durant la performance. Parmi ces jeunes poètes,
citons Thibaud Baldacci, Manuel Joseph, Anne-James Chaton, Christophe Hanna, Eric Sadin,
Jean-René Etienne, Olivier Quintyn. La revue parlée Poésies électroniques au
Centre Pompidou le 12 mars 1998 pouvait donner une idée de ces nouvelles possibilités
ainsi que notre lecture au Mans (7) où le son était entièrement géré à l’ordinateur
à partir de banques de sons fournie par nous-même et par Laurent Mercier et gérés en
direct par ce dernier durant la performance.
Le nouveau défi qui s’annonce est celui de l’utilisation dans le texte des images,
des icônes, ce qui serait un retour aux origines de l’écriture. Ou une écriture “verbi-voco-visuelle”
pour reprendre l’expression de McLuhan, dont ce dernier ne pouvait que rêver (8). Soit
une “textique” généralisée, selon l’expression de Jean Ricardou, le théoricien
du nouveau roman, même si ce dernier n’envisage pas l’oralité dans sa théorie. Ou
vers une esthétique CD-ROM, mêlant en simultané et de manière dynamique, aléatoire ou
“live”, textes images et sons, en attendant l’esthétique DVD, c’est-à-dire la
possibilité d’y inclure aussi des séquences d’images animées, sans oublier les
possibilités de la 3D avec l’holopoetry, la poésie hologramme, et la VPoetry, la
Poésie Virtuelle de Ladislao Pablo Györi ainsi que la Web Poetry, la Poésie Internet
(9).
Le problème philosophique, même si l’on peut discuter de la pertinence de ce mot de
philosophie historiquement trop connoté et lié à quelques catastrophes idéologiques au
XXe siècle (10), est celui de l’impact des technologies analysé par McLuhan dans les
années 60, mais aussi par Peter Sloterdijk (11) et par Virilio. Notamment le problème de
la mémoire, puisque l’ordinateur n’oublie rien, et celui du temps réel.
Jacques Donguy
Université Paris I
(1) Rappelons pour les dates qu’il a utilisé le magnétophone à partir de
1959, qu’à partir de 1961 il introduit les bruits de la rue ou du métro, qu’il a
publié son premier disque B2B3 Exorcisme en 1962 avec le n°13 de la revue KWY
de Lourdes Castro, que sa première lecture de “poésie action” a eu lieu en 1963.
(2) Voir l’article de Gérald Moralès dans la revue Sapriphage n°36
(1999), où il montre, citant Roger Chartier, comment on est passé au IXe-XIe siècle de
la lecture et de la copie oralisées dans les scroptoria monastiques à la lecture en
silence, avec apparition de la ponctuation.
(3) Voir aussi, pour l’oralité en Afrique et dans les littératures
populaires en Europe, Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Le Seuil,
Paris 1983.
(4) Voir correspondance inédite avec Pierre Garnier, par exemple dans la lettre
du 29 décembre 1963 : “Il va de soi, que Schwitters et moi nous étions de très bons
récitants et que moi, j’avais toujours basé mes poèmes phonétiques (c’est
nous qui soulignons) sur le souffle”.
(5) Notamment à travers cette “Lettre ouverte aux musiciens aux musiciens
aphones” d’Henri Chopin dans la
revue-disque OU n°33 de novembre 1967 où il polémique avec le musicien
Pierre Henry quiutilise sans le dire la voix de Spacagna dans La Messe Electronique.
(6) Entretien avec le poète sonore suédois Sten Hanson à Bologne, le
6/04/1998.
(7) Revue sur CD Son@rt n°017, Bosons de jauge, Remix. A.D.L.M.,
79 rue St Martin, 75004 Paris,120 F.
(8) Revue sur CD Son@rt n°009, The Medium is the Massage,
Marshall McLuhan, où ce dernier perturbe ou parasite son discours, sa voix, par des
fragments d’émissions de radio. Editions A.D.L.M., 120F.
(9) Consulter sur ce sujet le Web Doc(k)s série 3 21/24 (1999) de Philippe
Castellin avec CD-Rom ouvert sur internet, FNAC, 300 F.
(10) Par exemple Debord, McLuhan, Foucaut, Guattari, Virilio sont-ils des
philosophes? Et c’est pourtant à partir de leurs textes que l’on peut vraiment “penser”
notre temps.
(11) Voir Peter Sloterdijk, L’heure du crime et le temps de l’oeuvre d’art,
“La vexation par les machines” et plus particulièrement p.51, “la vexation par l’ordinateur”,
Calmann-Lévy, Paris, 2000. |