Paru dans Art Press
n°255, mars 2000Dans son texte sur l’optophone paru dans la revue MA,
Raoul Hausmann parle de « la dimension temps-espace » comme sixième sens :
« Le sens temps-espace est le principal de tous nos sens ». Il y parle aussi
des « relations organiques entre l’oeil et l’oreille », ce qu’illustrent
photomontages et dessins. Il faut rappeler que la théorie de la relativité restreinte d’Einstein
date de 1905, où le temps est conçu comme une quatrième dimension de l’espace (1) et
que dans la théorie de la relativité générale, la matière est assimilée à de la
courbure d’espace-temps. Plus précisément, dans une lettre à Henri Chopin du 23 juin
1963 (2), Raoul Hausmann écrit: « Je voudrais attirer votre attention sur le fait
que depuis 1922, j’ai développé la théorie de l’optophone, appareil qui transforme
des formes visibles en sonorité et vice versa. J’avais un brevet anglais
« Procédé pour combiner des nombres sur base photoélectrique » qui était
une variante de cet appareil et en même temps le premier robot. Pour construire l’optophone,
il me manquait l’argent ». Dans un autre texte non daté à propos de l’Optophone,
il explique le cheminement de sa démarche:
« En 1915, j’étudiai la théorie des
couleurs de Goethe, laquelle démontre que la théorie de Newton est erronée.
En 1920, j’assistai au Musée des Postes à Berlin
à l’expérience de la lampe parlante à arc incandescent, et je pris connaissance des
expériences de Ernst Ruhmer sur la transformation des sons en signes visibles, au moyen d’une
cellule de sélénium.
Je possède encore aujourd’hui son livre daté de
1905.
Par la suite je fis des expériences prismatiques.
En 1920, je découvris dans un périodique
new-yorkais un article illustré sur le Claviluz de Thomas Wilfred et ses formes
électriques colorées qui volaient librement dans l’espace.
Je continuai mes études théoriques sur l’optique
et l’acoustique et en 1922, je publiai dans la revue « Wjescht, Objet,
Gegenstand » de Ilia Ehrenburg un article sur l’Optophone, en langue russe. Le
même article parut dans la revue « MA » de Kassak et Moholy à Budapest en
langue hongroise.
Dans cet article j’apportais la preuve que l’oeil
à six cents tubes des abeilles est un organe optophonétique.
En 1926, Moholy m’envoya un de ses élèves,
nommé Brinkmann, qui me dit que j’étais bien bête de ne pas avoir pris de brevet pour
cet optophone. Et il me montra une lettre de Albert Einstein dans laquelle celui-ci
déclarait que l’idée de l’optophone était très importante.
En 1924, je publiai dans la revue « G »
de Hans Richter des articles techniques sur l’optophonétique, ainsi qu’entre 1925 et
1932 dans la revue « A bis Z » de Seiwert à Cologne.
En 1925 j’entrai en contact avec les inventeurs
allemands du film parlant Vogt, Masoll, Engel.
A cette époque-là, j’avais fondé une firme pour
des brevets die « DIAG » officiellement déclarée au registre du
Commerce.
Entre temps, j’avais reçu un brevet pour
projection à l’intérieur des cavités corporelles.
Mais, lorsqu’après la visite de Brinkmann, je
demandai un brevet pour l’optophone, la Chambre des Brevets de Berlin me le refusa en
déclarant: « techniquement très possible, mais on ne peut pas voir à quoi cela
servirait... »
En Juillet 1931, je publiai dans la revue
« Der Gegner » (l’adversaire) éditée par Franz Jung un article assez long
sur « Les arts sur-développés » dans lequel je démontrais que les arts
plastiques étaient arrivés à un point de saturation et qu’on devrait développer l’optophonétisme.
Dans cet article je donnais l’explication
technique d’un optophone.
Un numéro de cette revue est encore en ma
possession.
En 1927, j’eus la visite de l’ingénieur Daniel
Broido, qui travaillait à la grande firme d’électricité de Berlin A.E.G., à une
machine à calculer sur base photo-électrique.
A ce moment-là, je changeai mon idée de l’optophone
et j’en fis une variante pour machine à calculer sur base photo-électrique.
Broido et moi nous construisîmes même un modèle
pour la démonstration. Mais le nazisme survint et Broido émigra à Londres et moi à
Prague.
Finalement je reçus le brevet anglais no. 446.338
« Device to transform numbers on photoelectric basis ».
Comme je dus quitter la Tchécoslovaquie à cause de
Hitler en 1938, je vendis mon brevet à Broido pour 50 livres sterling » (2).
Ce brevet, l’artiste anglais Peter Keene l’a
retrouvé à Londres sur nos indications (No. du brevet) et à notre demande, texte
inédit de Raoul Hausmann de 11 pages, dont la traduction de quelques extraits suit:
« BREVET, CAHIER DES CHARGES
Date de dépôt: 25 septembre 1934. No.27436/34
446,338
Dépôt du descriptif technique: 25 octobre 1935.
Acceptation du dossier: 27 avril 1936.
DESCRIPTIF PROVISOIRE
Améliorations apportées au principe d’une
Machine à Calculer
Nous, DANIEL BROIDO (3), Ingénieur, 74 Belsize Park
Gardens, Londres, N.W.3, Nationalité : Russe, et RAOUL HAUSMANN, Ibiza, Espagne,
Nationalité: Tchécoslovaque (4) déclare par la présente la nature de l’invention
suivante : -
Cette invention concerne une machine à combiner et
à transmettre une multiplicité de facteurs.
Il existe des machines déjà connues qui combinent
une multiplicité de facteurs (par exemple des nombres) par des moyens mécaniques ou par
des moyens électro-mécaniques (par exemple en les multipliant) et qui transfèrent le
résultat grâce à un procédé mécanique.
...
L’invention présente concerne une machine où la
combinaison de 2 facteurs ou plus est effectuée par le moyen de rayons de lumière et le
résultat de la combinaison est aussi transmis par des rayons lumineux au moyen de
cellules photoélectriques à un mécanisme qui donne un résultat. L’objet de l’invention
présente consiste en la réalisation d’une nouvelle machine pour combiner et
transférer une pluralité de facteurs où des moyens optiques sont utilisés. L’avantage
de l’invention consiste en une construction extrêmement simple de la machine comparée
à des machines connues de cet ordre qui font usage de moyens mécaniques ou électriques
de transmission et qui sont très compliquées à construire. On peut ajouter à cela que
la machine marche extrêmement rapidement, ceci étant dû au fait que la cellule
photoélectrique travaille sans aucun délai de temps. Grâce à cette invention, le même
but est donc obtenu à l’aide de moyens plus simples et moins chers.
...
On peut aussi mentionner qu’en partant de ce
principe de base, avec l’invention présente, selon un arrangement convenable des
combinaisons de l’écran et une sélection correspondante d’un plus grand nombre de
pièces en mouvement (coordonnées), plus de deux facteurs peuvent être combinés. Un tel
dispositif est applicable plus particulièrement par exemple aux machines à imprimer des
tickets de train ou des choses similaires, où les trois valeurs, - destination, classe et
type de train - ont à être combinés.
Daté du 21 septembre 1934.
DANIEL BROIDO
RAOUL HAUSMANN »
Il s’agit donc d’une machine à calculer
dérivée de l’optophone, et l’on serait tenté de penser à l’ordinateur quand il
parle d’une machine qui combine « une multiplicité de facteurs ». Le
premier ordinateur, Enigma, créé pour décoder les messages cryptés des Allemands
pendant la seconde guerre mondiale, était d’abord une machine à calculer, projet
auquel a participé Allan Turing, l’auteur de la Machine de Turing et qui avait
élaboré la théorie de l’ordinateur en 1935 à partir du théorème de Gödel. Mais
matériellement parlant nous n’avons pas affaire à un ordinateur, car dans l’ordinateur
il y a la possibilité d’introduire un programme qui change chaque fois la structure du
résultat. On peut comparer le texte du brevet de Raoul Hausmann avec les descriptifs
techniques qu’il donne de l’optophone d’abord dans le texte paru en 1922 dans
la revue MA de L. Kassak et L. Moholy-Nagy (Budapest) sur l’Optophonétique (5):
« Si l’on place un téléphone dans le
circuit d’une lampe à arc, l’arc de lumière se transforme, à cause des ondes
acoustiques qui sont transformées par le microphone, en variations qui correspondent
exactement aux vibrations acoustiques, c’est-à-dire que les rayons de lumière
modifient leur forme en relation avec les ondes acoustiques.
En même temps, la lampe à arc rend clairement
toutes les manifestations du microphone, c’est-à-dire les paroles, le chant, etc.
Si l’on met une cellule de sélénium devant l’arc
de lumière en mouvement acoustique, elle produit différentes résistances qui agissent
sur le courant électrique suivant le degré d’éclairage, on peut ainsi forcer le rayon
de lumière à produire des courants d’induction et à les transformer, tandis que les
sons photographiés sur un film derrière la cellule de sélénium paraissent en lignes
plus étroites ou plus larges, plus claires ou plus sombres, se transforment de nouveau en
sons, en renversant le procédé.
L’Optophone change les images d’induction
lumineuses à l’aide de la cellule de sélénium de nouveau en sons par le microphone
placé dans le circuit électrique, ainsi, ce qui apparaît comme image dans la station d’émission
devient son dans les stations intermédiaires, et si l’on renverse le procédé, les
sons redeviennent des images ».
Plus tard, dans une lettre à Henri Chopin datée du
10 octobre 1963 (2), il fait allusion à un texte écrit en 1960, « Libération de l’Imaginaire »,
où il y a une « description de l’Optophone » :
« Si l’on dirige à travers une plaque de
quartz le reflet de différents ordres de rayures microscopiques vers un cylindre doté de
fentes comme une table de multiplication, on obtient des phénomènes de réflexion de
lumière colorée d’aspects très variés par la dispersion des rayons passant par les
fentes du cylindre multiplicateur, et on obtient sur un écran les phénomènes colorés,
mais déformés par leur angle de réflexion. Cela nous permet de déclencher un processus
automatisé de suites de formes variables de lumière réfractée et d’introduire des
changements dans les chaînes ordonnées visuelles, les systèmes analogues pour un
procédé de l’imaginaire sur une base électrique, analogue au comportement des
décharges électroniques » (6).
De la même époque date un schéma simplifié de l’Optophone
(7) ainsi légendé: « lampe, optique, prisme, plaque de quartz, clavier de
microreliefs, cylindre troué (table de calcul) miroir métallique ou cellule photo,
haut-parleurs, écran optique ».
Peter Keene, artiste passionné par les problèmes
du son, a tenté de reconstituer l’optophone d’après tous ces éléments. Il
rapproche ces recherches de Raoul Hausmann de celles de l’écossais John L. Baird, qui a
créé une télévision mécanique ou « televisor » en 1923 à partir de deux
disques de Nipkow percés de 30 trous et d’une cellule de sélénium. On aurait pu
écouter le son de l’image en couplant la cellule de sélénium à un amplificateur via
un haut-parleur. Le tube cathodique n’interviendra qu’en 1934 avec l’ingénieur
russe Vladimir Zworykin. Cette première télévision, Peter Keene l’a reconstruite. En
1924 apparaîtra aussi une machine à générer des sons (8), le Thèremin, de l’ingénieur
russe Leo Ssergejewitsch Thèremin. Pour son essai de
reconstitution de l’optophone, Peter Keene s’est
inspiré de la partie mécanique du brevet, soit deux axes x et y, un capteur de lumière
sous forme de cellule photoélectrique et un rayon de lumière sous forme de rayon laser.
Les deux axes x et y correspondent à des échelles de voltage de 0 à 10, l’
équivalent des fenêtres. Mais au lieu d’un galvanomètre, il a mis un synthétiseur
analogique, et au lieu d’avoir un chiffre, nous avons un son.
Le problème est qu’aujourd’hui avec n’importe
quel ordinateur tout ceci est très facile à obtenir. Raoul Hausmann, mais aussi
Moholy-Nagy (9), ont rêvé au début du siècle d’outils disponibles à la fin du
siècle. Peut-être pourrait-on légitimement écrire une histoire de l’art en fonction
des découvertes technologiques. Ce que Raoul Hausmann entendait par optophonétisme
correspond aux possibilités du numérique, la possibilité de coder universellement
texte, image fixe, image animé et son. L’artiste Gwek Bure-Soh a créé depuis 1985 une
« caméra sonore », un appareillage électronique et informatique permettant
de produire des sons en temps réel à partir d’images saisies par une caméra vidéo.
Le 5 décembre 1998, au cours d’un spectacle à l’Espace Renaudie à Aubervilliers,
ses mains, sous forme d’une image rétroprojectée sur grand écran où notre texte
traité à l’ordinateur (10) défilait, sculptaient le son de notre voix lisant des
sorties imprimante, réalisant ce que Raoul Hausmann évoquait dans une lettre à Henri
Chopin (11): « Un jour je voudrais réaliser l’optophone, seul appareil
électronique exact pour contrôler une nouvelle phonie, largement indépendante des
immixtions humaines ». Soit une esthétique du CD-ROM à venir, réalisant le rêve
d’un art verbi-voco-visuel, pour reprendre l’expression de Marshall McLuhan (12).
Illustrant ce propos, nous avons le CD-ROM d’Alire 10 Doc(k)s 3.13-16 de 1997, avec par
exemple la «Virtual Poetry » de Ladislao Pablo Györi, des textes se décomposant
et se recomposant à l’infini en trois dimensions ou le Cidade City Cité d’Augusto
de Campos (13).
Raoul Hausmann posait la question en 1922:
« Où se trouve le nouveau cerveau, le nouvel organe... qui sera le premier à faire
reconnaître clairement la transformation du Monde Temps-Espace? ». Tentative où se
retrouvent à partir des années 60 des artistes comme La Monte Young et Marian Zazeela
(14) avec leur tentative de Dream House. Peut-être en cette fin de siècle,
court-circuitant le faux débat sur le postmodernisme, est en train de se réaliser ce que
Robert Filliou appellait « the poet’poor priviledge ».
Jacques DONGUY
Université Paris I
(1) Ce qui est le titre du livre de Gilles Tannoudji
et de Michel Spiro: « La Matière-Espace-Temps La logique des particules
élémentaires » (Fayard).
(2) Archives Henri Chopin, inédit.
(3) Le père de Vera Broido, modèle et compagne de
Raoul Hausmann de 1928 à 1934.
(4) Raoul Hausmann a eu la nationalité
tchécoslovaque jusqu’en 1946 comme il s’en explique dans une lettre à Théodore
Koenig du 15 septembre 1968: « J’étais citoyen tchécoslovaque jusqu’en 1946,
mais grâce à leur loi sur la « descendance nationale » on m’a déchu de ma
nationalité, car j’étais né à Vienne et ma famille paternelle ne s’est fixée en
Tchécoslovaquie qu’en 1809 ». Laser Edition, Vérone, 1990.
(5) Cité par Jean-François Bory, Raoul Hausmann,
éditions de l’Herne, Paris, 1972.
(6) Texte republié sans indication de date dans le
catalogue Raoul Hausmann, Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne et Musée
Départemental de Rochechouart, 1994.
(7) Reproduit dans Jean-François Bory, Raoul
Hausmannn, op. cit.
(8) « Apparatus for the generation of
Sounds », United State patent office n° 1,661,058.
(9) Arthur Pétronio, le créateur de la
verbophonie, avait visité Moholy Nagy à Weimar au Bauhaus et raconte que ce dernier
essayait de provoquer des phénomènes acoustiques indépendants de l’enregistrement au
moyen de retouches sur le sillon d’un disque pour obtenir « des sonorités et des
mélanges de timbres nouveaux » avec beaucoup de difficultés par rapport à ce qu’il
est possible de faire aujourd’hui avec l’ordinateur.
(10) Performance à l’intérieur d’un spectacle
du groupe pH 7.35, repris à la Revue Parlée du Centre Pompidou consacrée à la revue l’Evidence
le 6 janvier 1999. Nous travaillons depuis 1983 avec Guillaume Loizillon à des textes
poétiques retraités à l’infini à l’ordinateur selon des procédures aléatoires.
(11) Lettre du 20 décembre 1963, archives Henri
Chopin.
(12) Pour reprendre le titre Verbi-voco-visual
Explorations du livre republié par Dick Higgins aux éditions Something Else Press en
1967.
(13) Auteur d’un spectacle multimédia Poesia
é risco que l’on a pu voir dans le cadre du récital Caetano Veloso à la Cité de
la Musique le 14 mai dernier, sur CD Polygram 5 26 508-2.
(14) Exposition Musiques en scène, Musée
Art Contemporain de Lyon, 12 février - 11 avril 1999. |