Avant-propos
Novalis, cité par Pierre Garnier dans son livre Spatialisme et
poésie concrète paru chez Gallimard en 1968, écrit : « Si seulement on
pouvait faire comprendre aux gens qu'il en va de la langue comme des formules
mathématiques ! Celles-ci forment à elles seules tout un monde ; elles ne jouent qu'avec
elles-mêmes ». Et Octavio Paz écrira, en 1993, un texte sur Poesia y tecnologia.
Il y a un paradoxe : tous les mouvements d'avant-garde du début du
siècle, qui, comme le montrent les catalogues de musée et les livres qui paraissent en
cette fin de siècle1, constituent la véritable histoire de
l'art au XXe siècle, ont été créés par des poètes : le futurisme par Marinetti, un
poète, Dada Zurich par Tzara, un poète, Dada Berlin par Hausmann, le créateur du poème
phonétique, Merz par Schwitters, l'auteur de l'Ursonate, et l'on pourrait continuer,
Khlebnikov, l'ami de Jakobson, pour le cubo-futurisme russe, Dotremont pour Cobra... Il y
a plus qu'une coïncidence. On sait que l'art au vingtième siècle a été dominé par
les deux figures de Duchamp et de Cage. Donc l'idée est de tenter d'écrire une histoire
parallèle de la poésie au vingtième siècle, à partir de ces « accidents » de
parcours, de même que ce sont ces mêmes « ratages » pour l'époque, au XIXe siècle,
Rimbaud parti en Abyssinie ou le Mallarmé du Coup de dés, qui en constituent la
véritable trame.
Question de méthodologie : selon Norman Mailer, « C'est de
l'accumulation des détails que naît la vérité » (Le Monde des Livres, 24/11/95). Donc
s'appuyer sur des faits, des documents, selon une méthode plutôt anglo-saxonne, telle
cette correspondance de Raoul Hausmann, inédite et importante en volume, à Limoges à la
fin de sa vie. En effet ce dernier est mort en 1971, beaucoup plus tard que les autres
grands témoins, tels Moholy-Nagy qui est mort en 1946 à Chicago, ou Schwitters, mort en
1948 près d'Ambleside en Angleterre.
Il faudrait ici souligner le rôle particulier de l'accélération des
découvertes technologiques dans ce siècle, qui vont jouer un grand rôle sur la
création artistique, comme le souligne Cage dans le texte d'une conférence sur la
musique expérimentale en 1957 : « La situation musicale présente a changé de ce
qu'elle était avant que la bande magnétique n'en vienne à exister ». Citons le
magnétophone, pour des musiciens comme Stockhausen ou des poètes comme Gysin, mais aussi
la vidéo ou l'ordinateur.
On peut parler aussi de l'exemplarité de Empty Words de Cage, un
livre, en réalité de poésie, paru en 1974/1975, « mélange de mots, de syllabes et de
lettres obtenus en soumettant le Journal d'Henry David Thoreau à une série
d'opérations aléatoires basées sur le I Ching2
». Ici, le I Ching fonctionne comme un logiciel d'ordinateur à partir de «
réservoirs », le terme est de Cage, de mots extraits de Thoreau et de Finnegans Wake
de Joyce.
Par poésie expérimentale, on entend toutes les recherches sur le
langage, par opposition à une poésie qui reprend et continue les formes héritées du
passé, de même qu'il y a une recherche en science : on passe d'un monde copernicien, en
science et en littérature, à un siècle qui débute avec la découverte de la théorie
de la relativité généralisée (1916), et où, dans les autres domaines artistiques, la
recherche est naturelle et acceptée, au vu de l'épaisseur des catalogues, comme en
musique avec Schönberg et John Cage, dans la danse avec Merce Cunningham ou dans les arts
plastiques avec Marcel Duchamp.
Ce livre aborde tous les mouvements dits de poésie concrète en France
et à l'étranger, spatialisme en France, groupe Noigandres au Brésil, les
Konstellationen en Suisse ou Constellations d'après un terme de Mallarmé, le groupe VOU
au Japon, la concrete poetry aux Etats-Unis développée par le poète américain Emmett
Williams, le cercle de Darmstadt en Allemagne, avec Daniel Spoerri, Claus Bremer et Diter
Rot, l'Experimentalni Poezie ou Poésie Expérimentale en Tchécoslovaquie, au moment du
printemps de Prague, avec Josef Hirsal et Ladislav Novak, la poésie évidente avec Jiri
Kolar, la poésie concrète en Suède à travers le manifeste d'Öyvind Fahlström, toutes
ces formes de poésie correspondant à la génération des années 50, l'année 1953
pouvant être donnée comme point de départ de ce type de poésie, proche de
l'idéogramme et héritière de la poésie phonétique et syllabique des Dadaïstes,
d'Hugo Ball à Tzara, à Raoul Hausmann et à Kurt Schwitters ainsi que des
cubo-futuristes russes, à travers le Zaoum ou langage transmental.
Nous aborderons aussi les mouvements de poésie sonore, ou le retour à
l'oralité, aux confins de la Galaxie Gutenberg telle qu'analysée par Marshall McLuhan,
à travers notamment les possibilités d'enregistrement et de découplage de la voix sur
le magnétophone à bande à partir des années 1955, mouvement qui prend ses racines dans
les déclarations dadaïstes et futuristes et qui s'est développé d'abord en France,
avec l'oeuvre pionnière de François Dufrêne, d'Henri Chopin, de Brion Gysin et de
Bernard Heidsieck, puis internationalement, en Angleterre avec Bob Cobbing, en Suède avec
le groupe Fylkingen, et plus tardivement aux Etats-Unis, étant entendu que les
frontières entre musique faisant appel à la voix et poésie sonore sont souvent floues.
Autre thème abordé: les mouvements de poésie visuelle, correspondant
à une autre génération, celle des années 60, connue en Italie sous le nom de poesia
visiva autour de poètes comme Eugenio Miccini et Lamberto Pignotti, mouvements qui se
développent aussi en France, où l'on parle de poésie visuelle ou de poésie
élémentaire avec Jean-François Bory et Julien Blaine, en Allemagne, en Autriche, aux
Etats-Unis, là sous le nom de visual poetry avec Richard Kostelanetz et Dick Higgins, en
Belgique avec Paul de Vree, et au Japon, l'année 1963 pouvant être donnée comme
l'année de l'apparition de cette forme de poésie. Pour ce type de poésie, outre le
problème de génération, il y a l'apparition et l'utilisation, au lieu de la
typographie, de l'offset, c'est-à-dire la possibilité d'utiliser aussi les images
photographiques sur le même plan que l'écriture.
Importante aussi dans ces années ce qu'on a pu appeler la poésie
action ou la poésie performance, ou même la poésie totale, pour reprendre le terme
d'Adriano Spatola, autour de festivals comme Polyphonix ou Milano Poesia. Dans les années
80 apparaît aussi l'utilisation des nouvelles technologies, poèmes hologrammes, poèmes
vidéo et, avec la LGO, la Littérature Générée par Ordinateur, la poésie ordinateur3.
Mais là encore, toute classification est artificielle, puisqu'un John Cage, connu comme
musicien, a pu composer ses mesostics à la fin de sa vie en s'aidant de l'ordinateur.
Le problème posé plus généralement est celui de la fin de la Galaxie
Gutenberg et l'accès à d'autres médias que l'écriture : magnétophone, vidéo,
ordinateur. Et le problème, plus philosophique, est celui de la représentation:
Mot/Image/Son, Verbi-Voco-Visual Explorations, pour reprendre le titre d'un livre
de McLuhan, republié par les éditions Something Else Press en 1967, ou ce photomontage
de Laszlo Moholy-Nagy de 1947, publié dans le légendaire Vision in Motion, avec
l'oreille en place de l'oeil. Le philosophe Louis Marin écrit : « Qu'est-ce donc
que représenter sinon porter en présence un objet absent, maîtriser sa perte, sa mort
par et dans sa représentation et, du même coup, dominer le déplaisir ou l'angoisse de
son absence dans le plaisir d'une présence qui en tient lieu ». Le Darmstadter Kreis
(cercle de Darmstadt) en Allemagne, Öyvind Falhlström à Stockholm, mais aussi le
Festival de poésie sonore Fylkingen, le Wiener Gruppe à Vienne (Autriche), le groupe
Fluxus à New York, le groupe de Poésie Concrète à Sao Paulo (Brésil), le groupe de
Stuttgart autour de Max Bense, l'Oulipo en France, la revue Vou à Tokyo, le groupe de
poésie expérimentale de Prague, le Domaine Poétique de Jean-Clarence Lambert à Paris,
autant de lieux, sans parler des revues, où internationalement se sont posées les
questions de l'écriture et des nouveaux médias.
1. Le livre de Giovanni Lista Futurisme à l'Age d'Homme date de
1973, et celui de Marc Dachy, Journal du Mouvement Dada aux éditions Skira date de
1989. Quant au gros catalogue de l'exposition Hausmann à l'IVAM de Valence, au Musée
d'Art Moderne de Saint-Etienne et à la Berlinische Galerie de Berlin, il date de 1994.
2. Empty Words part II de John Cage p.33, publié en 1981 par
Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut, U.S.A.
3. Voir A:/LITTERATURE, Colloque Nord Poésie et Ordinateur,
numéro spécial des cahiers du CIRCAV, CIRCAV-GERICO / Universté de Lille 3, coédité
par MOTSVOIR et le GERICO-CIRCAV, 1994. |