par Jacques
DONGUY, Université " Panthéon-Sorbonne " (Paris I), Paris, France
Avec l'avènement des nouvelles technologies de l'information, la poésie
expérimentale recourt elle aussi à l'informatique et aux ordinateurs, au moins depuis le
début des années 1980, ainsi qu'aux nouveaux médias informatisés, le système
vidéotext, la télématique, les hypertextes, les hypermédias. De nouvelles manières
d'écrire, l'écriture informatique, les écritures télématiques, sont apparues, rêvant
de cristaux liquides, aspirant à découvrir le secret même de la genèse du langage
jusqu'au vertige, jusqu'à paraître s'y égarer.
L'écriture ou la perte du centre... L'idée est ancienne. Le processus est
répétitif. On le rencontre dès l'Antiquité avec l'introduction de l'écriture en
Grèce. On l'observe en Europe, à la Renaissance, avec l'invention de l'imprimerie par
Gutenberg. On le redécouvre aujourd'hui avec l'utilisation des écrans et de l'image
interactive. Prométhée, Ulysse sont expulsés du monde, rejetés sur sa périphérie.
Prométhée est emmené aux confins du monde connu, vers les Hespérides pour être
attaché sur un rocher. Il est l'archétype du spectateur, de celui qui assiste à un
événement sans pouvoir agir sur le monde. Ulysse, pour résister à la dangereuse
séduction des Sirènes, se fait attacher au mât de son navire. Lui non plus ne peut
entrer en interaction avec le monde. Ces deux mythes se mettent en place au moment où se
répand l'usage de l'écriture en Grèce. La Renaissance, au XVI° siècle, avec
l'invention de l'imprimerie, met en place que qu'on appelle aujourd'hui la " Galaxie
Gutenberg ", en même temps que se codifie en Italie l'univers de la perspective,
avec Alberti, et sa transposition sur la scène, à savoir le théâtre à l'italienne,
construit sur l'existence d'un foyer, d'un spectateur extérieur capable d'embrasser d'un
seul regard, d'un point de vue unique, le spectacle d'un monde tenu à distance. En
revanche, aujourd'hui, en cette fin du XX° siècle, avec l'image interactive, le
spectateur jadis passif devient capable d'agir sur la représentation du monde qui lui est
proposée. La perception devient un acte, une action, une " interaction " sur le
monde.
En ce qui concerne l'usage des ordinateurs, du minitel et du système vidéotext, les
distinctions sont difficiles. L'écriture télématique et l'écriture en réseau ne se
confondent pas exactement. Le projet A.C.S.O.O. pour " Abandon Commande Sur Ordre [de
l']Opérateur ", dont les initiateurs sont Camille Philibert et Jacques Élie
Chabert, a été montré pour la première fois au public lors des Rencontres
Internationales de Lurs en août 1983 puis à l'exposition " Électra ", en
1984, au Musée d'Art Moderne de Paris. L'idée de départ était que le minitel serait
capable de rendre compte d'une fiction, d'une narration. D'où la composition d'un récit
sous la forme de pages-écrans successives, disposées en arborescence, avec des pages de
menus et des touches de fonction qui permettaient d'effectuer des choix. La touche de
fonction n°5 du clavier correspondait à " l'amour sauvage ", la touche n°12
à " un dialogue entre amis ", la touche n°17 à " Fiches
anthropométriques ", un peu selon le principe de la " Carte du Tendre " au
XVII° siècle en France. Ce principe permettait de transformer le clavier du minitel en
" Une machine narrative combinatoire " ou encore en un roman inépuisable.
Une autre création de Camille Philibert et de Jacques Élie Chabert, c'est Vertiges,
une fiction télématique arborescente, qui date de 1984. Le récit est conçu comme une
partie d'échecs, avec ses cases, ses pions (les personnages, comme Samy et son taxi
maudit, Urgula et son âme de lionne hystérique dans les " trans-faux basiques
", Willy K le vampire dont les mains transpirent, etc.), ses totems aussi,
correspondant aux 7 terminaux minitel " sentimentaux " qui étaient utilisés
(" Erogène c'est la zone ", " Vitriol ", " Dévotion mécanique
", " Poussière d'amour ", etc.) et sa géographie amoureuse interactive
qui se déroulait selon des modes de consultations infinies, entre l'ordre et le chaos,
entre le coup de foudre et l'absence... Une dernière réalisation de ces mêmes auteurs, L'Objet
perdu, fut aussi montré en 1985, sur un mur d'écrans, à Paris, au Centre "
Georges Pompidou ", lors de l'exposition des " Immatériaux ".
D'autres expériences d'écriture télématique sont à mentionner, à Paris et à
l'étranger. Conçue pour l'exposition " Électra " du Musée d'Art Moderne de
Paris, La Plissure du Texte de Roy Ascott correspondait à un projet d'écriture
collective d'un récit à partir d'un réseau d'ordinateurs et d'auteurs interconnectés
entre eux entre l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Australie. L'idée était d'élaborer
ainsi le texte d'un conte de fée inédit, électronique et planétaire, où la notion
même d'" auteur ", entendu en tant qu'individu isolé, était remise en cause.
D'autres réseaux, le réseau I.P. Sharp, le réseau Slowscan, et même le téléfax ont
été utilisés depuis à cette fin, par exemple par des créateurs comme Robert Adrian à
Vienne, en Autriche ou Max Neuhaus à New-York, aux Etats-Unis. Ces tentatives
d'interconnexion télématique créaient des " arènes électroniques " d'un
nouveau genre, que les " drippings chaotiques " de Jackson Pollock symbolisent
assez bien.
Les contraintes techniques étaient cependant nombreuses. Une première difficulté à
surmonter tenait aux caractéristiques de la page-écran du minitel, dont la vitesse
d'affichage est directement fonction de la rapidité du débit de l'information sur une
ligne téléphonique. Ces vitesses étaient lentes au début des années 1980. Une autre
limite était imposée par le nombre de points (pixels) allumés ou éteints sur cet
écran. Ce nombre est défini par une norme, la norme " vidéotext " , dont le
principe général est de décomposer la page-écran du terminal minitel en une grille de
24 lignes de 40 caractères (plus une ligne de 40 caractères dite de " service
"), soit 960 signes au total, espaces blancs compris. L'auteur " vidéotext
" ne dispose en fait que de 200 à 300 caractères " pleins ",
significatifs, pour transmettre une information en inventant ou en utilisant des codes de
couleurs, de hiérarchie, de taille. Il était donc interdit de recourir à une écriture
compacte, trop dense, qui eût été insupportable à déchiffrer mais il devenait
possible au contraire de l'éclater, de la spatialiser, d'exploiter l'espace mobile de
l'écran, en jouant sur des suites de mots qui pouvaient tournoyer autour d'un mot en
lettres capitales, et en programmes des glissements de sens, des lectures dérivées, à
la manière de Stéphane Mallarmé dans Jamais un coup de dès n'abolira le hasard.
En ce sens, le minitel est un instrument de création et d'écriture dynamique puisque
l'on peut agir ainsi à l'intérieur d'une page-écran et aussi, par l'intermédiaire des
touches " suite ", " retour ", " sommaire ", pour circuler
au sein d'un ensemble de pages-écran plus vaste, d'où l'on peut toujours s'échapper à
chaque instant. En 1980, au moment de la mise en place en France, à Vélizy, près de
Versailles, de la toute première expérience d'utilisation du minitel, les ingénieurs
français qui avaient réfléchi sur la manière d'enchaîner des pages-écrans ne
disposaient que d'hypothèses. L'on découvrait en effet, avec le minitel, l'existence
d'une lecture non plus littéraire mais transversale. Un rouleau, un codex, un film ne
proposent qu'une lecture séquentielle, imposée par l'ordre même du déroulement de ce
qui est écrit ou enregistré sur ces supports. La lecture de la Bible se fait
ainsi verset par verset selon une succession immuable, rituelle. A l'inverse, une
écriture télématique permet d'introduire des retours en arrière ou des modes de
lecture simultanés, en parallèle, qui étaient tout à fait nouveaux dans les années
1980.
Pour ce qui est des ordinateurs et de l'écriture, il faut prendre garde à ce que
révèle la métaphore " cognitive ". L'ordinateur, aujourd'hui, est obsédé
par le livre, avec ses dispositifs de " lecture " en amont, avec ses "
imprimantes " en aval, avec ses " livres électroniques " sur disquettes ou
sur disques compacts désormais, qui transforment cet instrument de mémorisation et de
classement en une " machine " à entrées multiples, productrice de "
textes ", au sens étymologique de ce terme (" ce qui est tissu de mots ").
Ses applications à la poésie expérimentale sont multiples. Depuis 1983, Guillaume
Loizillon, musicien et informaticien, et moi-même, faisons du " traitement " de
texte sur écran d'ordinateur en travaillant sur des procédures de représentations
graphique et de substitution aléatoire de caractères typographiques, de lettres de
l'alphabet, de mots, de phrases, de voyelles, voire de blocs de paragraphes. L'affichage
sur un écran ou une sortie sur une imprimante deviennent à leur tour des signes ou des
symboles de l'infini. En voici deux exemples :
Exemple n°1 :
Exemple n°2 :
Une autre direction de recherche porte en France surtout sur la génération de textes
poétiques par ordinateur. Pour Jean-Pierre Balpe, qui en fut l'un des pionniers en
France, l'informatique pouvait permettre de créer enfin une littérature et une poésie
qui fussent vraiment " expérimentales ". Sa conviction était que l'on pouvait
faire désormais de la littérature "non pas par paranalyse mais par
simulation", en élaborant une théorie de la création littéraire puis en
vérifiant que cette théorie est adéquate puisque l'ordinateur produit alors du texte.
Son logiciel Renga, conçu pour produire et pour enchaîner des " haï-ku
", des poèmes courts, à la manière des Japonais, part d'un dictionnaire de mots,
crée des structures syntaxiques puis produit des phrases brèves, comme dans cet exemple
de " haï-ku " généré par ce logiciel :
" Des vents calmes s'éparpillent,
Repentir ".
De même, dans le numéro 3 de la revue KAOS, diffusée sur une disquette,
Jean-Pierre Balpe propose une autre application analogue, appliquée à la poésie : Autobiographie,
qui reconstruit à la demande et à volonté autant d'autobiographies fictives à partir
d'une base de textes et de phrases, d'une série de moules syntaxiques et de procédures
de traitement sur le rythme, les coupes, les séquences et les décomptes des mots,
jusqu'à réussir d'une manière paradoxale à désarticuler la syntaxe des phrases
initiales.
D'autres perspectives, plus récentes, se dessinent depuis le début des années 1990
avec l'apparition des hypertextes, dont l'utilisateur peut modifier un texte, du son ou
des images quelconques par collage, découpage, déploiement, superposition, répétition.
Or, cette faculté permise par les hypertextes renvoient à des pratiques d'écriture dite
" d'avant-garde " et déjà anciennes, qui furent longtemps considérées comme
marginales et dont on se contentera de n'énumérer que quelques-unes. Au sujet des
collages de texte et de la technique du " cut-up ", que l'écriture par
ordinateur rend aujourd'hui d'une facilité déconcertante, Tristan Tzara préconisait
dès 1921, afin de composer un poème " dadaïste ", de découper des articles
dans des journaux, d'en découper ensuite les phrases et les mots, et de les juxtaposer
enfin au hasard. William Burroughs en reprendra le principe en 1959 dans Naked Lunch.
En 1959 aussi, Brion Gysin élaborera Minutes to go à partir d'articles de
journaux découpés. La poésie visuelle des années 1960 et 1970 préfigure aussi, de
même, ce que deviendra l'écriture hypertextuelle dans la mesure où elle intégrait
déjà, dès cette époque, des fragments de photographie et de textes associés, par le
biais de la reproduction en offset comme dans Post-Scriptum de Jean-François Bory.
Déjà, les moniteurs " vidéo ", avec les recherches de Richard Kostelanetz aux
Etats-Unis ou de Claude Faure en France, l'affichage électronique aussi, avec le poème Cidade
(1963) d'Augusto do Campos au Brésil, explorent ces voies.
En ces créations littéraires et poétiques nouvelles le texte, l'image, le son
commencent ainsi à s'intégrer. Là encore, sur un plan esthétique, l'intuition en est
ancienne. Dès 1965, le poète américain Dick Higgins, fondateur des éditions Something
Else Press, avait déjà développé dans "Poétique et théorie des techniques
intermédias" ce qu'il avait appelé la notion d'" intermédia ",
c'est-à-dire l'idée de pratiques poétiques et créatrices transversales. L'avenir
appartiendra peut-être à une écriture " hypermédiatique ", où l'auteur ne
sera plus celui qui se trouvera à l'origine d'un texte mais plutôt quelqu'un qui
pratiquera une sorte d'" Art terminal ", d'art de l'équipement terminal, dont
les simulateurs de conduite et de jeux actuels seraient la préfiguration. Les nouvelles
technologies et l'informatique en seront les instruments au risque de bouleverser les
conceptions. "La télécommunication, dans son impact sensoriel, désintègre les
liens entre subjectivité et objectivité", observe à ce propos Léon Golub dans Artforum.
L'on passerait d'une objectivité apparente à une subjectivité radicale, virtuelle...
La poésie expérimentale par ordinateur atteindrait-elle une subjectivité zéro de
l'écriture ?
ANNEXE : POISIE EXPIRIMENTALE ET ORDINATEUR
Vidéotex, écritures télématiques, écritures ordinateur, hypertextes, hypermédia,
rêves de cristaux liquides, génétique du langage.
"Nos sociétés ne fonctionnent plus à base de codes et de territorialités, mais
au contraire sur fond d'un décodage et d'une déterritorialisation massive" (Gilles
Deleuze).
L'écriture, ou la perte du centre. Prométhée, Ulysse sont expulsés du monde, pour
arriver à une périphérie. Prométhée est amené aux confins du monde, aux Hespérides,
et attaché à son rocher : il est l'archétype du spectateur. Il ne peut pas rentrer en
interaction avec le monde. Ulysse, pour éviter la séduction des sirènes, se fait
attacher à son mât. Ces mythes se mettent en place parallèlement au développement de
l'écriture en Grèce. Et la Renaissance va codifier, avec Alberti, un univers
perspectiviste, qui est celui de la peinture de chevalet, mais aussi celui du théâtre à
l'italienne. Ou la mise en place de la Galaxie Gutenberg.
La réception d'une image (typographique, photographique) mobilise l'activité
fantasmatique : imagination / interprétation. L'interactivité par contre instaure
l'action, l'intervention directe sur l'image. La perception devient opérationnelle. Avec
l'image interactive, c'est la fenêtre que l'on déplace. Le sujet focal, le sujet
rationnel de la connaissance, le sujet des lumières, ou du panoptique, embrassant d'un
point de vue unique le spectacle du monde mis à distance, disparaît.
Écriture de réseaux, écritures télématiques, ou le projet A.C.S.O.O.,
"Abandon Commande Sur Ordre Opérateur", montré pour la première fois en
public aux Rencontres Internationales de Lures, en août 83, puis Électra (Musée d'Art
Moderne) en 84. Les initiateurs en sont Camille Philibert et Jacques Élie Chabert. Soit
l'idée de Vidéotex, sur minitel. En fait, à l'origine des problèmes de mise en page
(écran), de blasons télématiques, et donc de typographie. Il faut préciser que les
journées de Lures ont été créées il y a 30 ans par Maximilien Vox, le créateur de
lettres et typographe d'art. L'Hypothèse de départ était que le minitel serait capable
de rendre compte d'une fiction, d'une narration. D'où une composition en arborescence,
avec des pages menu. Touche 5 "Amour sauvage", touche 12 "Un dialogue entre
amis", touche 17 "Fiches anthropométriques", un peu selon le principe au
XVIIème siècle de la Carte du Tendre. Le principe est de faire du terminal "une
machine combinatoire", ou un roman inépuisable. "Vertiges" date de 84.
"L'Objet Perdu" a été montré, sur un mur d'écrans, aux Immatériaux à
Baubourg. "Vertiges", fiction télématique arborescente, conçue comme une
partie d'échecs, avec ses cases, ses pions, (Samy et son taxi maudit, Urgula et son âme
de lionne hystérique dans les trans-faux basiques, Willy K le vampire dont les mains
transpirent), ses totems supports de 7 minitels sentimentaux (Érogène c'est la zone
Vitriol, Dévotion mécanique, Poussière d'amour), sa géographie amoureuse interactive,
se déroule selon des modes de consultation infinies, entre Ordre et Chaos, Coup de foudre
et Absence.
Pour Jean-Pierre Balpe, un des pionniers de la génération de texte par ordinateur,
l'idée de base, c'est de faire de la littérature, "non pas par analyse, mais par
simulation". L'informatique permet de faire de la littérature véritablement
expérimentale, et non plus par intuition. Par exemple, le logiciel pour créer des rengas
(un chaînage de haï-ku), qui part d'un dictionnaire, crée la structure syntaxique, et
la phrase. C'est un excellent instrument de simulation, cela crée une théorie de la
langue, et vérifie que la théorie est adéquate, puisque cela produit du texte. Ceci
pourrait d'ailleurs avoir des retombées au niveau linguistique, et permettrait de
vérifier, comme en physique, où la théorie achoppe, puisqu'un des critères de la
scientificité, c'est quand même la reproductibilité.
Un exemple de renga :
"Des vents calmes s'éparpillent,
Repentir"
Dans Chaos n° 3, il publie "Autobiographie", poème où il part du
générateur de texte "Roman", à bases auteurs, comme Stendhal, Maupassant,
Jules Verne, et où, en se servant d'un programme, à partir de n'importe quel paragraphe,
il peut produire de la poésie : calculs sur le nombre de syllabes pour produire des
effets rythmiques, des effets de coupe, des séquences leitmotiv, en désarticulant la
syntaxe. Ce programme peut générer des milliers de pages. Il est autobiographique, parce
qu'inépuisable. Là, l'ordinateur fonctionne comme un dictionnaire, un hypertexte, avec
des jeux variables.
En fait, en régime hypertextuel, le promoteur de textes, d'images, d'icônes, de sons,
peut modifier par collage, découpage, déplacement, superposition, répétition. Or ceci
renvoie à des pratiques d'écriture dites d'avant-garde, longtemps marginalisées, qui se
trouvent redécouvertes et valorisées par les possibilités de l'écriture ordinateur.
Collages de texte, déjà Tristan Tzara en 1921 préconise, pour faire un poème
dadaïste, de découper dans un journal un article, de découper les mots, et de faire un
poème aléatoire. Pratique aussi du photomontage par John Heartfield et Raoul Hausmann à
Berlin en 1918. Brion Gysin et William Burroughs examineront les techniques de l'écriture
dans la chambre 15 du Beat Hotel en 1959, dont le cut-up, utilisé par W. Burroughs dans
"Naked Lunch". "Minutes to go" de Brion Gysin paraîtra en 1959, à
partir de fragments d'articles de journaux. B. Gysin développera aussi les poèmes
permutations, dont "I am that I am", à partir de la tautologie d'Adlous Huxley
sur la mescaline. La poésie visuelle (à partir de 1963), dans la mesure où elle
intègre dans le texte, via l'offset, les images photographiques, citons par exemple
"Post Scriptum" de Jean-François Bory (Losfeld, 1970), préfigure aussi
l'écriture hypertextuelle. Très paradoxalement, ce retour à l'icône renvoie aux
origines de l'écriture, qui est allé de l'icône (hiéroglyphe, écriture
présumérienne) à l'abstraction. Le poète américain Dick Higgins, créateur des
légendaires éditions "Something Else Press", développera en 1965 la notion
d'"intermedia", dans "Poétique et théorie des techniques
intermédia", c'est-à-dire de pratiques transversales.
Peut-être, dans une prospective, peut-on parler d'écriture hypermédiatique, à
partir de techniques d'échantillonnages, courantes dans la musique contemporaine, où
l'auteur ne sera plus à l'origine du texte, mais pratiquera une sorte d'"art
terminal", dont les simulateurs de conduite et de jeux seraient un peu la
préfiguration.
D'un point de vue graphique, la page écran minitel pose un certain nombre de
contraintes, dans le sens où le temps d'affichage est directement fonction du transit de
l'information sur la ligne téléphonique. D'autre part il y a une limite du nombre de
points allumés ou éteints sur l'écran, ce qui a été défini par la norme vidéotex,
qui est une grille de 42 colonnes sur 24 lignes, soit un millier de signes. Le graphisme
sur minitel dépasse le simple exercice de style, puisqu'il s'agit de trouver des codes de
couleurs, de hiérarchie, de taille. Ces contraintes interdisent une écriture compacte,
mais permettent de jouer des sens pluriels d'une même phrase à partir d'une
spatialisation des mots, comme Mallarmé dans le "Coup de Dés", avec une série
de mots qui tournoient autour d'un mot écrit en capitales, ce qui programme des lectures
possibles, des lectures dérivées, des glissements de sens. Le créateur vidéotex
dispose en fait d'un maximum de 200, 300 caractères pour passer l'information,
information fragmentaire, case à case. D'où l'utilisation des rebondissements logiques
que proposent les "suite", "retour", "sommaire" pour
circuler dans un objet qui est plus grand que la page écran, puisqu'on peut toujours s'en
échapper. Le minitel est un outil dynamique. A l'époque de Vélizy, au moment de la mise
en place du système télématique, les ingénieurs avaient réfléchi sur ce problème
d'enchaînement de pages, mais ils n'avaient que des hypothèses. La différence avec le
rouleau, le codex ou le film qui proposent une lecture linéaire, c'est que l'on rentre
dans le minitel de façon transversale. La lecture de la bible se fait verset par verset,
selon un rituel, selon un rituel, selon quelque chose qui se déroule. D'autres
problèmes, techniques, se posent, notamment le coût de la consultation, et aussi
l'établissement d'un standard européen, à partir de systèmes qui soient compatibles
entre eux, puisqu'en Allemagne existe le système vidéotex "Bildschirmtext",
"Page écran texte", et un autre système en Autriche.
L'ordinateur, ou la métaphore cognitive. L'ordinateur obsédé par le livre, avec
l'imprimante, livre électronique. Machine à entrées multiples, productrice de texte, au
sens étymologique du terme (tissage). Ce qui caractérise l'ordinateur, ce sont les
procédure de mémoire, de classement, "list", "listing", qui
renvoient paradoxalement à Rabelais, et à certains titres d'oeuvres contemporaines
("Dépôts de savoir et de technique" de Denis Roche). Depuis avril 83,
Guillaume Loizillon, musicien et informaticien, et moi-même faisons du
"traitement" de texte sur écran ordinateur, à partir de chaînes de
caractères ou de blocs de paragraphes, selon deux axes, un axe purement graphique,
replacement du texte sur l'écran, et un deuxième axe de substitution sur les mots, les
phrases, les voyelles, sur une base aléatoire. Affichage écran, ou sortie imprimante, à
l'infini.
Déjà la poésie utilise d'autres supports que le papier, notamment l'écran du
moniteur vidéo, comme Richard Kostelanetz aux États-Unis, venant de la poésie visuelle,
et Claude Faure en France. Augusto de Campos au Brésil utilise l'affichage électronique
pour son poème "Cidade" (1963),
avec un programme.
D'autres expériences d'écritures télématiques : La Plissure du Texte de Roy Ascott,
conçue pour l'exposition Électra en 1983 au Musée d'Art Moderne de Paris, qui était un
projet de récit collectif à partir d'un réseau d'ordinateurs et d'auteurs en Europe,
Amérique du Nord et Australie, soit le texte d'un conte de fée électronique
planétaire, qui se tisserait, se tresserait, tissu de relations où la notion même
d'auteur, en tant qu'individu isolé, est remise en cause. Réseau téléfax, réseau I.P.
Sharp, réseau slowscan. Des créateurs comme Robert Adrian à Vienne, ou Max Neuhaus à
New York. Interconnexion télématique horizontale, arène électronique, que symbolise
assez bien les drippings de Pollock. Des milliards d'échanges d'information se
déplaçant à travers les réseaux, qui pourront créer de nouveaux modèles de
cohérence. Ou une logique du Chaos.
Selon Léon Golub, "La télécommunication, dans son impact sensoriel,
désintègre les liens entre subjectivité et objectivité". On passe de
l'objectivité radicale (Descartes/Newton) à la subjectivité radicale (le virtuel, le
point de vue quantique, dépendant de l'observateur). Subjectivité zéro de l'écriture ?
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